jeudi 13 février 2014

Christian Prigent, Carnets de Grand-mère Quéquette [Inédits - 1]


En complément des archives déposées à l'Institut Mémoires de l'Edition Contemporaine (IMEC) comme des archives paternelles, voici le premier des carnets de travail inédits portant sur trois œuvres majeures : Grand-mère Quéquette (2003), Demain je meurs (2007) et La Vie moderne (2012). De ce précieux avant-texte se dégage la tension qui anime l'œuvre entre bios et graphein, nommable et innommable, torsion stylistique et matériau premier, figuration et dé-figuration, formalisme et expressionnisme, poésie et roman, écriture et arts visuels... /FT/
 


CARNET de Grand-mère Quéquette


 Dessin pour GMQ, chap. « Vêpres »

Janvier 2001

À partir de notes prises à l’automne 1999 dans le carnet dit Du Perche, démarrage de l’écriture d’un texte provisoirement intitulé « La Voix qui sort des cabinets ». Sujet : une séance de peinture (« Nature morte aux oignons ») au grenier ; en bas, la voix de grand-mère vocifère.
Souvenir d’enfance : années 50, rue de l’Ondine, la vieille madame L., minuscule et bancroche ; à son bras, le panier pour l’herbe aux lapins ; elle me crie, la serpette brandie : «j’vas t’couper la quéquette !» — je détale à travers le jardin, escalade un mur, file (pas faraud) au trou.

5 avril 2002

Temps long d’angoisse (violente) avant de « s’y mettre », à l’écriture. Du mal à lancer de nouvelles phases narratives. Ensuite, l’obstacle franchi, le texte roule dans une sorte de plaisir fébrile. Images et formules surgissent sans peine, s’articulent par accroches prosodiques et sutures écholaliques rapides.
En même temps, ça n’avance qu’à allure d’escargot. Beaucoup de temps passe à régler du… détail, retordre les phrases, casser des liens phoniques trop spontanés, etc. Ça progresse entre une précision microscopique (= poésie ?) et un élan volubile (= prose ?). Bizarre contradiction entre la lenteur détaillée et la prolixité rythmée où je suis à l’aise.
Le détail travaillé (le gros plan ?) est ce qui fixe paradoxalement l’effet de réel au bout du compte visé, nonobstant le dédain de la vraisemblance naturaliste. Faire consister ce noyau de « vérité » minuscule est un gros travail. Pas facile à accepter, d’ailleurs : j’en vois la manie autarcique, l’idiolecte. Et ne tire pas que de la satisfaction narcissique à constater (feuilletant textes et livres des autres) que ce que je fais « ne ressemble à rien » (d’autre) : je ne peux m’empêcher de me demander qui ça peut (pourrait, pourra) bien intéresser.

Fin avril 2002 

Le monde est… étonnant. Le nommer : l’appeler.
Et prendre de vitesse les figures et les noms que cet appel engendre. Faire surgir, dans une vitesse carambolée, ce qui prend de court la figuration — et chute. Soit : fixer en carrés de strophes la catastrophe comique. Se faire rire (d’abord : de soi).
Joyce, oui. Finnegans Wake !
Mais mes modèles stylistiques sont au moins autant : Buster Keaton et (à d’autres moments, plus… distraits, plus pizzicato) le Jacques Tati agité et lunaire de Jour de fête.
Le phrasé comico-catastrophique (acrobaties rythmiques, chutes cadencées, accélérations mécaniques) lancé contre l’hostilité stupide des choses. Faire mobile, toujours. Et rapide, si possible.
 

3 mai 2002

Trois heures réglementaires de dactylo GMQ.
Chantier : mœurs nuptiales et physiologie de la hyène (Crocuta crocuta), phallique, matriarcale et coprophage. Doc : encyclopédie Larousse et chroniques scientifiques du Monde. Transpositions gros sabots du cas à l’humanité. Avancée méticuleusement lente, entre emportement rythmique (5, le pentamètre est toujours l’unité) et ralentie en gros plan, au logoscope.

7 mai 2002

Le style : crème Chantilly. Battre la langue jusqu’à durcissement, avec bulles d’air incluses (dense / léger).

Premier mot est « quoi ! ». Dernier mot doit être « crime ». C’est l’espace à l’intérieur duquel se développe l’action tragique de Britannicus.

Composition : fragments sertis, caissonnés. Jarry (Les Jours et les nuits, L’Amour absolu). Scènes synthétisées en blasons, à plat, héraldiques. Mais roulées dans le flux du phrasé. C’est cette contradiction (arrêts sur images /vs/ dynamique filmée) qu’il faut traiter, pour qu’elle fasse tension, forme cinétique.

Travailler l’ajointement. Faut pas que ça craque.
Écriture = couture (montage).

8 mai 2002

Faire venir plusieurs scènes dans le décalage et la distanciation d’un film. Tout le travail commande ça : le livre grossit au fur et à mesure d’une sorte de difficulté d’en venir au récit du crime. Quand ce récit vient (j’y suis) il est serti dans la distance de la mise en scène (raconté par des personnages vus du haut du grenier par le narrateur) comme appartenant à un autre « monde » (celui du « roman », peut-être, justement). Je pense beaucoup ces jours-ci aux scènes ultimes du Salo de Pasolini (les tortures, mais vues de loin à la jumelle — comme des citations serties, mises en abyme, déréalisées, virées oniriques, déjà en allées). Faire quelque chose comme ça, mais façon GMQ : rural, enfantin, bouffon. Écrit à partir du point de vue, un peu surbaissé, de l’enfantin mot « quéquette » (pas obscène : gamin).

Ou Méliès : un « film inimaginable »
Et à la fin : « le décapité récalcitrant » (Méliès encore).
Cou coupé — et : « quéquette ! » (argotiquement, ce mot veut dire aussi : rien).
Mort de la grand-mère : fin du livre. 
 

Mai 2002

Mon père (militant et responsable communiste « historique ») avait rêvé de tirer de l’histoire du crime de Cartravers (années 1920) un roman « social » (dénonciation de l’injustice de classe : la servante assassinée, le hobereau assassin dérisoirement puni) et « populaire » (à la façon de son ami Louis Guilloux). Il voulait aussi (je pense) fonder ça (l’Histoire) sur l’expérience de sa parentèle (le petit peuple, les petites gens, les gueux : son père sabotier, sa mère lavandière) dans des lieux (ceux du crime) qui étaient ceux de sa propre enfance. Avec, en outre, l’accroche évidemment fantasmogène que fournissait l’anecdote des draps sanglants lavés par sa mère (ma grand-mère). Il n’a jamais pu rien faire d’autre que rassembler un gros dossier de documents sur le fait divers (coupures de presse, actes du procès, témoignages familiaux divers).
Je suis arrivé là-dedans équipé d’un doute sur la possibilité même de la narration romanesque (Zola/Guilloux, disons) et la certitude qu’aucun livre ne s’écrit si aucun phrasé abstrait (une sorte d’énergie à la fois musicale et plastique) ne l’emporte d’abord vers un destin de lui-même ignoré.

J’ai longtemps différé l’écriture de ce livre. Sans doute y avait-il une inhibition forte. Difficile d’une part d’oser le geste d’appropriation du projet paternel (l’histoire du crime). Et d’autre part de s’essayer ainsi à la narration (roman). Il me fallait un phrasé embrayeur pour emporter l’obstacle. Il a mis longtemps à surgir (à disposer de sa puissance de traversée — de levée de l’inhibition). C’est le phrasé de la menace (le cri de la vieille : «j’vas t’couper la quéquette !») qui a mis la machine en route et commencé à traiter la pâtée onirique (le scénario criminel répété) qui nourrit les premières pages écrites (puis est recrachée, à intervalles réguliers, comme obsession bouffonne).

Et, c’est ce même cri castrateur qui d’une certaine façon a paradoxalement annulé du même coup les pages de Commencement (82/89) qui exposent pourquoi je ne parviens pas (ni sans doute ne désire parvenir à) faire un « roman ».

Bien sûr, c’est du « roman » d’un genre un peu spécial. Tout est écrit à partir de (= point d’origine et aire d’arrachement) la « poésie ». C’est du roman plutôt comme La Chanson de Roland est du roman : de la phrase (narrative, descriptive, scénique, dialoguée) fondue en phrasé (rythmique, assonancé, construit par leitmotive).


Mai 2002

Poésie : le vers (versus : renversé, suspendu, explicitement discontinu) coupe, condense, scande court. La prose (prorsum) file tout droit, le discontinu y travaille par-dedans, elle englobe (comme une éponge) à peu près tout. Et roule dans le tempo long (y compris pour ce qui est du temps même de l’écriture : la durée des séances). Quant aux «poèmes» ici et là inclus dans le texte, ils sont le plus souvent parodiques (burlesques ou écrits « à la manière » de Christian Prigent !).

Au bout du compte… Le matériau que traite ce travail en cours, sans doute qu’aucun « poème » ne pouvait l’accueillir ni même le traverser. Impossible d’en faire autre chose qu’une sorte de « roman ». Mais ça veut dire seulement que le roman n’a pas pour moi d’autre forme que l’éponge que je viens de dire : capable de tout absorber (l’autobiographie plus ou moins fantasmée, les vues torves sur le monde, la bibliothèque, etc. — et la parodie carnavalesque de chacun de ces sujets possibles). D’où la nécessité de le (le roman) formaliser d’autant plus : dans sa composition (leitmotive, structure fuguée, etc.), dans le creusement en boucle de ses thèmes, dans sa phrase (une sorte de langue populaire totalement inventée) et dans son phrasé (la régulation des rythmes, par exemple).

Juin 2002

La mémoire : entonnoir (v)
Au goulot : la prise d’écriture, qui essore (condensation) puis rediffuse : pomme d’arrosoir (^).
Ça donne deux triangles tête bêche (v sur ^): un X, ou un sablier — c’est le livre.

Juin 2002

Lieu-dit : La Mare mêlée (aujourd’hui : RN 12 quatre voies et Station Service TOTAL = rien).
Épisodes à sortir de là, orchestrés par le don de ce la.
Nom fortement fantasmogène. Comme une poussée allégorique. Le livre doit mêler, être une mêlée. Clairs-obscurs violents dans la mêlée noire (mémoire). Écriture comme remontée, traverse, brassage, refonte de la mêlée : mare mêlée, avec les cercles d’ondes et les bouillons de poissons et d’herbes, au fond.

Les documents, les photos, les lettres, ont brûlé. Ou la rivière débordée les a noyés. Eau + feu : c’est le réel, le crime contre le corps visible et le sens fixé par l’histoire.
Écriture : crime de sens.

8 août 2002

Personnages et paysages décrits, paroles restituées, scènes écrites sont des fragments de « mondes » (ou de « temps » ?) mis dans une boîte de perspective (les Perspektivekasten — ou « peep-show » — de Samuel van Hoogstraten) et vus par le trou minuscule où l’œil se colle. Dans la boîte, tout est miniaturisé et anamorphosé. Les perspectives sont à la fois aplaties, raccourcies et démultipliées en facettes de miroirs (faux plat). Couleurs : héraldiques (c’est-à-dire symboliques, non naturalistes). D’où la récurrence du lexique des blasons : c’est le code adéquat à ces choses qui apparaissent entre un profond flux de langue sonorisée et des images serties/plates (surfaciales). Le « petit » et le brisé/divisé (facettes) sont des facteurs de rythme (de vitesse). Phrasé = concentré héraldique de cette vitesse.

18 décembre 2002

Après acquisition d’un nouvel ordinateur… Remis tout GMQ en page et gravé le tout sur CD. Tous les chapitres (sauf le dernier : à faire) sont peignés, imprimés, gravés. Me mets dès demain au dernier chapitre : Complies (dormition de Grand-mère). Et ce sera fini, ça va faire drôle. Mais je me donne encore deux ou trois mois pour laisser un peu reposer et reprendre le tout pour serrage des boulons.

19 décembre 2002

Pas de GMQ aujourd’hui, ou si peu… Vagues notes pour lancer le dernier chapitre et collage de petits documents photocopiés : la truie suppliciée après le procès de Falaise, le Matisse de 1911 (La Conversation), la photo des grands-parents posant devant la ferme, etc.
Envoi de 5/6 pages du chapitre Sexte à Hervé Castanet, qui me demandait un texte pour Il Particolare.
Le livre règle ma vie. C’est bien : elle m’angoisse moins. Gestion sans trop de trous de la solitude. D’où que je suis très… colmaté.
Mais la plongée, depuis près de deux ans, dans GMQ, ça n’ouvre pas… aux autres. Ça n’ouvre que par dedans — vers la mémoire. S’arracher à ça n’est pas facile. Et ça met du mur, très opaque, entre le monde et soi.
Manuscrit là, en tas : impressionnant (je ne préjuge pas de la qualité, bien sûr — sauf à savoir que personne n’écrit comme ça : c’est déjà un point).


8 janvier 2003

4 h sur GMQ. Froid cruel dehors (-10 la nuit, guère plus le jour). Belles fleurs de givre sur les carreaux. Cheminée flambe à fond. Et le chauffage central ronfle : pas tenable autrement.
Le travail recentre, apaise. En tout cas fixe l’angoisse, relativise les inquiétudes. Même si creuse des angoisses, aussi — d’autres. Rien que du banal : à quoi ça servirait, écrire, sinon à ça : symboliser, mettre à distance convenable affects et torturations variées, détourner et figer les courants douloureux. Que ça fasse des livres, au bout du compte, n’est rien, ou, presque. Je sais, sens, cela, de mieux en mieux. Et que je ne suis, décidément, « bon qu’à ça ». Quoi qu’il en soit de la valeur de ce  « ça » qui vient comme un résidu au bout du parcours.

9 janvier 2003

En ce moment (ça a à voir avec ce foutu bouquin), besoin radical, impératif, criant (criant en moi, comme la voix dans le désert) de silence/solitude/tranquillité extérieure. Tout en moi nourrit cela : silences obstinés, incapacité de penser en terme de « futur », libido en berne ou fantasmastiquée bidon, campement dans un drôle de présent qui n’est pas celui de la « vie » que je mène (elle est réduite à presque rien de réel) mais celui des heures que je passe à traverser la matière dont le livre se nourrit (en me vidant à mesure).
Ce n’est facile ni à comprendre (je ne le comprends qu’à peine), ni à admettre (je ne l’admets que dans les moments où je travaille effectivement ; à côté, c’est beaucoup de stupéfaction, de culpabilité, de sensation d‘irréalité schizoïde, de conscience de n’être à la hauteur de rien de ce que la vie « normale » suppose, voire exige).
Je ne tire de cela aucune vanité (qui, par exemple, me ferait mépriser toute autre forme de pensée, de travail, d’écriture, de vie). C’est tout le contraire : perplexité, voire une sorte de honte rampante. Je suis installé dans la « cure d’idiotie ». Intelligence théorique très en… vacance.
Mais je suis moins que personne assuré que l’intelligence et le savoir sont ce qui rend un homme digne de porter ce nom (d’homme). Mon intelligence et mon savoir ne m’apportent rien de ce qui ressemblerait à du « bonheur ». Ils ne me rendent pas spécialement « humain » (au sens social et convivial du terme). Ils m’aident à vivre, certes. Mais c’est seulement parce que c’est la matière dont je suis fait (dont je me suis fait, aussi), ce qui fait que je fais… corps. Sinon, c’est aussi une croix, parfois lourde à porter, et dont l’aura fait autour de moi plus de vide que de lien — d’autant que je n’en tire guère, au quotidien de ma vie, de bénéfice social.

12 janvier 2003 (dimanche)

Pas de sabbat ni de jour du Seigneur pour les « horribles travailleurs ». Six pages GMQ aujourd’hui. Je suis dans un champ de maïs au soleil couchant, juste avant l’arrivée — ce sera demain — à l’hôpital de Moncontour, là où j’allais voir ma grand-mère Louise Lucas à la fin de sa vie. Elle, elle n’était plus là, déjà. Mais perdue dans ses mondes d’avant : Lohuec, Berck — et ne me reconnaissant pas toujours.
Un peu de mal, le matin (je bricole courrier, etc. — pour différer le moment d‘affronter GMQ). Idem après le déjeuner (mots croisés, un peu de lecture, somnolences malsaines). Puis (c’est désormais toujours vers les 15 h, une fois l’angoisse devenue vraiment insupportable) plongée dans le texte, dont je sors vers les 20 h — plus bon qu’à m’affaler devant quelque chose de bien nul à la TV, après ingurgitage sur le pouce de... n’importe quoi. C’est réglé, ce déroulé, comme papier musique, même si les instruments grincent souvent.

13 janvier 2003

État actuel de « Complies » : 25 pages. Ça avance. Aujourd’hui : peu — car travaillé surtout sur ce qui était déjà écrit. Pensais arriver aujourd’hui à Moncontour. Mais non. Le maïs m’a ralenti. Dialogue avec lui, qui envahit tout des paysages bretons plus compartimentés, plus variés et plus frugaux de mon enfance. Et récriminations, déplorations, appel épique aux sangliers vengeurs.
Il faut à la fois nourrir le texte (l’enrichir, l’épaissir) et l’amaigrir (le serrer, le clarifier). Simplifier ici, compliquer là. Et régler rythmes, ponctuations. C’est lent, microscopique souvent, voire un peu maniaque. Beaucoup encore à faire, sur ce point. Mais, tel que c’est, ça me va déjà en gros. Après la pause pipi dans le champ de maïs, je (en 2 CV) file vers l’hôpital, c’est pour demain.

14 janvier 2003

Travail sur GMQ : quatre heures. Scène « hôpital » à lancer : pas facile. Ton juste : périlleux, bancal — entre enjouement stylistique et cruauté de… l’expérience remémorée. Trouver la tension formelle ambivalente qui maintienne ça (cette contradiction) en l’état : figeant le rire, moquant les larmes.

Pleurs nocturnes. Toujours les démêlés avec les parents, l’angoisse de désamour, etc. Ma mère, la permanente menace de ses mépris, de ses haines, de ses condamnations, sa puissance infernale de culpabilisation. Pourrit ma vie. Banal. Mais douloureux, répété sans fin. 
GMQ tente de détourner ça, sans doute. À sa façon, en occultant « la mère » derrière « la grand-mère »  (les bretons aiment Sainte Anne, plus que Marie). Comme une sortie de l’œdipe (de la crispation et de pataugeage dans la colle œdipienne). Une désaffectation cosmético-comique du lien œdipien (bouffonnement carnavalisé dans le chapitre sur la hyène phallique). Et une remontée vers… plus loin (vers la puissance de la dictée génétique (?)).

L’enfance (sa trace en l’adulte) = lieu de ça (de cette bagarre).
Littérature (digne de ce nom) = affrontement catastrophique à l’innommable.
Enfance = temps-espace (immensément présent dans l’adulte) où l’imminence constante de l’innommable (aux deux sens : l’énigmatique ignoré / le monstrueux menaçant) est le fait massivement objectif — dans le réel comme dans ce qui symboliquement tente de le cadrer.
Dans GMQ, le breton de la grand-mère est d’une certaine façon (anecdotique et parodique) la langue de l’innommable : lui sert à dire ce qui ne doit pas se nommer aux oreilles de l’enfant.

15 janvier 2003

Lycée (à l’aube grise). Puis GMQ, un peu après 15 h. Je suis comme une mécanique têtue, ou le bœuf assidu à la charrue. Mais je vois le bout : je pense réussir à boucler le dernier chapitre pour début février. Après : plus peinards, la technique, le rabotage stylé (ou tentative de).

16 janvier 2003

Journée lycée. Réussi quand même à griffonner (carnet) quelques petits trucs pour lancer le travail de demain matin (fin de la scène de l’hôpital, puis mort de grand-mère).

De quoi ça parle (ça, ce livre, mes livres en général) ? Osons : du réel. Souvent dit. Je le redis, martèle, n’ai sûrement pas fini de le ressasser (il n’est pire sourd…). Je pars de ceci, qui concerne empiriquement chacun TOUS les êtres parlants : qu’aucun des discours positifs (science, morale, idéologie, religion…) ne rend compte de l’expérience que nous faisons intimement, chacun pour notre compte, du monde (de la manière dont le réel nous affecte). Parce que le monde (le monde dit   « extérieur » (société, politique, histoire) et le monde « intérieur » (nos « cieux du dedans » : mémoire, inconscient, imaginaire) ne nous vient pas comme sens, mais comme confusion, affects ambivalents, jouissance et souffrance mêlées, chaos, fuite, polyphonie insensée. C’est de la conscience (sensation ?) à la fois voluptueuse et inquiète de cela (de ce défaut des langues constituées et instituées) que naît selon moi le besoin de faire littérature (poésie) — c’est-à-dire de trouver des modes de symbolisation pour cette expérience pourtant stricto sensu innommable (hors sens) qu’est l’expérience du « réel ».

18 janvier 2003

Impression d’être coupé d’à peu près tout. Tout, en moi, est retranché. Ou : tout s’est retranché en moi. Le livre en est la cause. Mais du plus profond, du plus ancien, derrière, aussi, certainement. Car si le livre s’est installé à ce point dans ma « vie », c’est que la vie le voulait, de plus loin que le livre. Je n’en comprends pas plus que cela. Et ne dispose d’aucune force pour aller contre. Si je m’y essaie, le résultat est : « absences » et « transparences ». Ou pire : des irritabilités liées à la sensation d’un empêchement d’être comme en ce moment j’ai besoin d’être : seul, muet, atone.

19 janvier 2003

Travail toute la journée. Après le latin scolaire, puis nourriture vite fait : GMQ. Gros travail. Des corrections. Sept pages nouvelles. Je vois la fin. Grand-mère est morte. Je retourne au grenier pour les dernières vues, de haut, sur le soir qui tombe et la fin du livre.

20 janvier 2003

Matin : lycée. P. m : GMQ. Dernière ligne droite : l’ultime fin est écrite — il y a juste une couture de deux ou trois pages à faire entre ça et les pages écrites pendant le week-end).

21 janvier 2003

GMQ (première version de bout en bout), c’est fini. J’ai cessé le travail à 17 h 05. Deux ans de rédaction, dont les 8 ou 10 derniers mois à la cravache. Et, bien avant, les notes prises depuis 1999 au moins dans le « Carnet du Perche » : les figures de Paumier, de Boblet le boucher, l’anecdote du bœuf perdu, etc. Quatre ans, en gros.
Demain, je vérifie ce qui reste dans les carnets et je commence à entrer les corrections faites un peu partout depuis des semaines. Puis j’imprime l’ensemble (environ 400 feuillets ?). Tout ça devrait prendre 4 ou 5 jours (séances).
Ensuite : latence (que j’occuperai — gare au vide ! — en préparant ma conférence sur Philippe Boutibonnes, pour les Beaux Arts du Mans). Et je m’y remettrai, sans doute vers la mi-février, pour revoir l’ensemble. Mais je ne bougerai sans doute rien de fondamental. Je crois que ça tient ainsi, que l’emportement phrasé est juste. Ce qui n’empêche pas l’angoisse face à la… réception — et d’abord celle de Paul Otchakovsky.

Avril 2003

Corrections éparses et refonte d’ensemble : du 22 janvier au 10 mars 2003.
Révision finale de la version n° 2 : du 12 mars au 23 mars 2003.
Manuscrit remis à POL le 31 mars 2003.

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