jeudi 13 mars 2014

Prigent, le directeur de TXT et le modernisme anglo-saxon, par Bénédicte Gorrillot [Recherche - 1]

Le texte ci-dessous est la version définitive d'une communication donnée à Lyon le 24 octobre 2008 lors du colloque "Modernisme et illisibilité".

 
Mon titre peut surprendre, car il distingue plusieurs personnes en Christian Prigent : l’écrivain, auteur de fictions ou d’essais, et l’éditeur de revues, en particulier le fondateur (avec J.-L. Steinmetz) de la revue d’avant-garde TXT (parue de 1969 à 1993). Il n’est pas sûr que les attitudes du poète qui théorise en nom personnel et du directeur d’un collectif littéraire soient strictement superposables. Je propose donc, dans cette étude, de décrire l’accueil que C. Prigent, à la fois comme auteur et comme directeur de la revue TXT, a réservé aux créateurs anglo-saxons érigés comme fers de lance du modernisme par la critique universitaire ou par les artistes eux-mêmes. J’interrogerai, d’une part, la réception que l’homme a eue, par exemple dans TXT, de ces écrivains d’Europe ou d’Amérique composant en langue anglaise. J’éclairerai, d’autre part, leur éventuelle influence sur sa propre création poétique ou romanesque.
Le présent colloque invitant à questionner les liens systématiquement tissés entre modernité et illisibilité, il convient aussi de préciser si les créateurs incarnant la modernité anglo-saxonne ont été reçus comme illisibles par C. Prigent. Un tel objectif impose de définir, au préalable, ce que l’écrivain entend par « modernisme » et la relation qu’il établit entre posture moderne et risque d’illisibilité. L’on pourra alors préciser la réception qu’il se fait de sa propre production fictionnelle et mesurer si les artistes du modernisme anglo-saxon par lui repérés ont contribué à accentuer l’éventuelle illisibilité de son activité littéraire.

PRIGENT ENTRE MODERNISME ET ILLISIBILITÉ
♦ Le modernisme selon Prigent
Au dos de la 1e de couverture de Salut les Anciens, Salut les Modernes (POL, 2000), l’essayiste esquisse cette définition du « moderne » :
"Où est, dans la poésie d’aujourd’hui, le nouveau ? […] Voici quelques écrits poétiques récemment parus. D’une certaine manière, ils font « école ». Une étrangeté coriace s’y affirme — qui défie la lecture.
Des noms ? Philippe Beck, Charles Pennequin, Christophe Tarkos. Ces noms ne prétendent pas couvrir le champ" .
Les écrivains de la modernité littéraire pratiquent « les étrangetés coriaces », c’est-à-dire « les grandes irrégularités de langage », comme l’auteur aime encore à le reformuler, devant H. Castanet dans Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas (Cadex, 2004, p. 115), reprenant à G. Bataille ses mots de l’« Avant Propos » au Bleu du ciel. Bataille surplombe aussi le numéro 2 de la revue TXT, cité en exergue à l’« Ordinateur » introductif (hiver 1970) : « une logique existe en poésie. En riant, l’humanité se sépare de son passé. Toute communication participe du suicide et du crime (Bataille) ». Cet art de la rupture par rapport au goût passé qui met à rebrousse-poil le beau académique, qui « gifle le goût public » (comme l’écrivait le futuriste Khlebnikov, en 1912) et qui met les lecteurs sur leurs gardes, cet art-là décrit précisément la posture d’avant-garde pour Prigent.
En effet, dans Christian Prigent : 4 temps, rencontre avec Bénédicte Gorrillot (Argol, février 2009), le créateur superpose champ moderne et avant-garde : « ma bibliothèque de prédilection est banalement celle des « avant-gardes » du XXe siècle » (p. 7). Il en énumère les noms : « Lautréamont, Rimbaud, Jarry, Kafka », « Joyce, Proust », « Céline », « quelques auteurs de langue anglaise (Pound, Cummings, Burroughs) », mais aussi « Maiakovski, Khlebnikov, Biély » ou « Gadda », puis « Artaud, Bataille, Ponge, Queneau, Beckett » ; [ …] et pour venir plus près de ma propre génération, le Ginsberg de Howl et de Kaddish, le Denis Roche d’Éros énergumène, le Guyotat d’Eden, Eden, Eden » (Id.). Et il ajoute :
"[…] Cette liste, c’est la descendance des acteurs de « la révolution du langage poétique » de la fin du XIXe, poursuivie à travers les Futurismes, Dada et le Surréalisme, jusqu’aux années des ultimes avant-gardes. C’est ce trajet-là qu’ont suivi mes lectures. Elles sont assez conventionnelles : c’est la tradition moderniste" (Ibid., p. 11).
Par rapport à Salut les Anciens, Salut les Modernes, l’essayiste étend la liste des noms de la modernité. Il varie aussi le vocable, invoquant ici une posture « moderniste ». Toutefois, il ne charge pas le suffixe « -iste » d’une connotation péjorative. L’adjectif réfère seulement à l’intensité maniaque avec laquelle certains écrivains, dont Rimbaud, ont lancé ce programme de la « révolution du langage poétique » — formule reprise à J. Kristeva et lui servant a posteriori à qualifier une tradition poétique hautement corrosive. Le suffixe fonctionne donc comme un superlatif grec (-istos) et traduit l’acharnement d’une perpétuelle remise en cause des mécanismes langagiers — jusqu’à ceux qu’a créés la modernité, productrice de ses propres clichés.
Cette vision dynamique, fondamentalement instable, du geste modernisant et de la modernité transparaît déjà dans le « Justificatif d’une revue », clôturant le n°18 de TXT (février 1985) :
"Pourquoi encore une « revue » de « littérature » ? Le trajet de TXT est depuis 15 ans un effort de réponse pratique à cette question : contre tous les académismes (le « moderniste » aussi bien), contre l’insignifiante vulgate intellectuelle […] que propage l’édition traditionnelle, il y a toujours à donner la parole aux « gais savoirs »" (56).
Prigent semble ici utiliser « moderniste » dans une acception péjorative, en le liant à « académisme ». Quand il paraît employer l’adjectif en mauvaise part (ce qui est rare), il veut dénoncer un raidissement du geste modernisant et une immobilisation mortifère qui conduisent vite au cliché académique. En janvier 2008, au colloque « Liberté, licence, illisibilité poétiques » de San Diego, il s’est accordé avec Jérôme Game sur ce possible et condamnable raidissement, quand Game a précisé : « dans vos proses, il n’y a pas de durcissement moderniste faisant du texte la pure tautologie de son avènement mis en boucle. Il y a, au contraire, une multitude de figures » ("Densité, aplomb, clarté ou de différents régimes moteur chez Prigent"). Ces propos permettent, paradoxalement de confirmer ce que Prigent entend, derrière « moderniste », quand il l’utilise en bonne part. Il y désigne l’excès d’une énergie positivement destructrice et constamment déstabilisante. L’adjectif fonctionne alors, chez lui, comme un inchoatif. Cette conception du geste « moderniste », intensif, superlatif, inchoatif, sort le mot d’une vision elle-même cliché : celle qui lie le moderne à une temporalité précise, c’est-à-dire au contemporain. Pour l’essayiste et l’éditeur Prigent, Rabelais ou Scarron, aussi bien que Rimbaud, Jarry, Joyce ou Stein, illustrent, à ses yeux, l’écriture moderniste.

♦ Modernisme et illisibilité
La conséquence de ce parti pris rupteur est la coupure sociale de l’écrivain. Le premier « Ordinateur » de TXT (hiver 1969), co-rédigé par C. Prigent et J.-L. Steinmetz, l’énonce d’emblée avec clarté : « l’ouverture de tels produits rétablit l’insignifié et l’illisibilité, supprime le lecteur bénéficiaire ». Prigent entérine aussi, à titre personnel, ce topos de la critique, formulé en 1969, en nom collectif. Dans Salut les Anciens, Salut les Modernes, il définit le moderne comme « une étrangeté coriace qui défie la lecture » (1e de couverture). Il reste alors à désigner les illisibles. Dans Une Erreur de la nature, il propose des noms : « Proust », « Guyotat », le Joyce du « Finnegan’s wake », « Artaud », « la rapidité coupée/ collée du geste de Burroughs tranchant les “vieilles lignes“ », le « Sollers » du « Paradis », « Racine, parce que nous ne savons plus respirer l’alexandrin », « les axes démultipliés des Cantos de Pound », « Mallarmé », « les sortes de photos-finish d’une vitesse prise au vol que sont la plupart des poèmes de Cummings » ou encore « Maurice Roche » (POL, 1996, p. 35). L’écrivain, lui-même, fait partie de cette longue liste :
"Je suis de ces écrivains qu’on dit difficiles, voire illisibles. Ce n’est pas être en mauvaise compagnie. Compagnie disparate, d’ailleurs. On y trouve aussi bien Pétrarque (il préférait « être incompris, plutôt qu’approuvé ») que Tristan Tzara (qui voulait faire des « œuvres fortes, droites, à jamais incomprises »)" (Ibid., p. 9).
Prigent sort donc l’illisible (comme précédemment le moderne) d’une vision temporelle. Toutes les œuvres modernes, aussi bien celles du passé (Racine, Pétrarque) que celles contemporaines (Tzara, Pound, Burroughs, Cummings, Guyotat), peuvent être accusées de rompre la communication avec le lectorat. L’illisibilité est un concept rhétorique qui sert à indiquer un degré radical de rupture sociale.
Il en résulte que l’illisibilité n’est pas seulement liée au geste moderniste : elle lui est consubstantielle. À San Diego, au cours de la table ronde introductive où il dialoguait avec J.-M. Gleize et M. Deguy, Prigent a précisé :
"L’illisibilité est en la littérature, non pas comme le ver étranger dans le fruit, mais comme le noyau essentiel à son développement. S’il n’y avait pas cette obscurité, nous serions dans le leurre. Nous habiterions, leurrés, la clarté des langues qui ne sont qu’illusoires reflets des choses, miroirs aux alouettes de notre désir d’être en paix avec lui et soumis à ses lois".
L’illisible recouvre, pour l’auteur, une hyperbolique difficulté de lecture née d’une difficulté proportionnée d’écriture. Elle est la rançon fatale de tout texte violemment épris de modernisation.

♦ Prigent : un moderne fatalement illisible
Les propose tenus par C. Prigent, à San Diego, expliquent aussi le poids de cette fatalité. L’illisibilité est la seule modalité adéquate, c’est-à-dire autorisée, de la parole poétique. Car le réel visé échappera toujours au dire et le signifié réel du texte sera cette fuite, cet échec, ce « trou » de la représentation : « les langues ne sont que d’illusoires reflets de choses » (id.). Qu’est-ce qu’un texte littéraire (c’est-à-dire poétique, pour l’auteur) ? La mise en scène lucide de ce manquement, la théâtralisation de ce trou.
La justification (et non la défense) de l’illisibilité par le poète a donc une cause épistémologique, la crise de la connaissance. Cet ancrage contextuel peut être la vraie marque temporelle des productionsmodernes. En effet, depuis la fin du 19e siècle, les créateurs ont violemment intériorisé la conscience du fossé qui sépare les mots et les choses. La crise a été initiée par Kant, littérairement aggravée par Rimbaud et mise théâtralement sur le devant de la scène au 20e siècle. L’ampleur de cette crise a donné aux œuvres modernes ce tour si inévitablement autoréférentiel dénoncé par Prigent (et Game), puisque toutes n’énoncent qu’une seule chose : « notre langue, notre texte échouent à dire le réel ».
Christian Prigent, Muro Torto, Rome, 1980
Illisible par défaut : tel est le fatum du texte moderne qui essaie d’approcher la réalité, qu’on la nomme « monde muet des choses » (Ponge), « corps hurlant » (Artaud, Michaux), « animal » (Rimbaud) ou « sexe » (Bataille, Guyotat). Les auteurs la manquent, s’empêtrent et compliquent forcément la lecture de leur public par leurs crocs-en-jambe et leurs ratés de langue. C’est pourquoi C. Prigent et ses collègues, dans cette nouvelle « rage de l’expression », repoussent avec force toute insinuation d’une « stratégie d’illisibilité » qui présupposerait un calcul heureux, ludique, mondain, avec le lecteur. En janvier 2008, à San Diego, dans son intervention intitulée "Le Droit à l’obscurité", il a fermement déclaré :
"Je voudrais recadrer ces formules utilisées, depuis tout à l’heure, « obscurité délibérée » ou « revendiquer l’irrégularité ». Non, il n’y a pas de volonté d’obscurité, mais une résistance aux formes et figures admises, pour parvenir à trouver sa langue, par incapacité (fatale) à se satisfaire de la langue donnée (maternelle, culturelle)".
Le poète avait indiqué, dans la table ronde inaugurale "Du sens de l’absence de sens" : « il n’y a pas de dédain aristocratique de l’écrivain pour le partage communautaire. »
C. Prigent est donc illisible malgré lui. C’est, poussé par une lucidité épistémologique qui le fait être toujours insatisfait par ses trouvailles modernisantes de langue. C’est, mal lu par un public trop peu rompu à cette modestie, qui demande du sens et de la réalité et qui n’aime pas qu’on lui offre le spectacle de la fuite du réel et de l’échec du sens. Afin d’écarter l’ambiguïté du mot « illisible », trop volontiers compris comme équivalent de « qui ne veut pas être lisible », dans Une Erreur de la nature ou Salut les Anciens, Salut les Modernes, l’auteur a préféré employer la formule « difficile à lire ». C’est pourquoi, plutôt qu’« illisibles », il faudrait poser que Prigent et les autres modernistes sont intensément difficiles à lire, c’est-à-dire « dis-lisibles ».

PRIGENT ET LES MODERNISTES ANGLO-SAXONS : DE "COMMUNES ERREURS DE LA NATURE"

L’essayiste aussi bien que le directeur de TXT convoquent souvent les auteurs anglo-saxons pour décrire le modernisme dislisible. Mais, au-delà de cette référence théorique, jusqu’où va la relation de C. Prigent à Joyce, Pound, Stein, Ginsberg, Burroughs ou Cummings ?

♦ Un certain parcours de lectures
Dans un entretien mail du 17 octobre 2008, C. Prigent a retracé son cheminement au cœur de la littérature anglo-saxonne :
" * J’ai d’abord découvert les poètes de la « Beat Generation » ; en 1965, dans l’Anthologie Denoël (préface d’Alain Jouffroy, traductions de Jean-Jacques Lebel) ; et via un enregistrement de Ginsberg lisant Howl (rapporté des USA par une amie) ; gros choc, grosse influence (cf. ce que j’en dis dans le chapitre I du livre d’Argol).
* Puis : les peintres de l’expressionnisme abstrait (l’École de New York : Pollock, Rothko, Newman, De Kooning), vers 1970, quand je me suis intéressé aux artistes de Support/ Surface dont c’était la référence majeure (et aux articles de Pleynet sur la question).
* Puis Pound, Cummings, d’abord vers (je crois) 73/74 (via Denis Roche) ; puis vers 1976/77 via mon amie Dominique Lemann qui traduisait Cummings ; puis via Demarcq, of course !
* Puis Burroughs et Stein, via Gérard-Georges Lemaire (vers 1978).
* Après (années 1980/90) : des poètes américains plus jeunes, publiés dans TXT (Bernstein, Federman, etc.) : voir le n°19, entre autres".
Tous ces écrivains n’ont pas eu le même impact sur le poète français. En 1994, pour le numéro 14/15 de la revue Faire-part, il précisait que les « découvertes postérieures à 1970 » — et donc postérieures aux « Beatniks » qui l’ont aidé à sortir du « Surréalisme » où il « patauge[ait) » — « n’ont rien eu de cette dimension formatrice qui a déterminé ce qu’ont été pour [lui] des décisions du style » (p. 13) .
Ces propos lapidaires abritent une contradiction. Entre 1963 et 1965, Prigent se dit très marqué par « l’Anthologie Beat » qui comprend Ginsberg, Corso, mais aussi Burroughs. Dans le même temps, il déclare avoir découvert Burroughs, via G.-G. Lemaire, c’est-à-dire après 1975. Interrogé sur ce point, le poète est revenu sur cette période, dans un entretien mail du 22 octobre 2008 :
"Dans l’Anthologie Beat de 1965, je lis Corso et Ginsberg, surtout. Bouleversé par ce dernier. Burroughs, alors, ne m’a rien « dit ». Je n’ai pas lu Le Festin nu. Plus tard (vers 1976/77/78), j’ai lu les autres romans de Burroughs (ceux qui m’ont intéressé, peut-être influencé). En tout cas, sur lesquels j’ai écrit (« Morale du cut-up »). Mais je crois que cette influence a été superficielle. Les choses étaient en place, déjà. Tout au plus ai-je fait quelques essais de cut-up à la Burroughs. Ainsi « Thermomètre-Burroughs », dans le revue L’Ennemi, en 1980 (je crois)".
L’auteur corrige la présentation chronologique de ses lectures et nuance le degré d’influence de tel ou tel Américain. Mais il confirme une influence qu’il convient d’étudier, de plus près. J’évoquerai trois écrivains anglo-saxons qui marquent différemment sa création personnelle : Ginsberg, Burroughs et Cummings.

♦ Allen Ginsberg
Allen Ginsberg a arraché le jeune Prigent au « magma poétique » surréaliste. Dans Christian Prigent : 4 temps, le poète s’explique :
"Howl, Kaddish, Bombe. Ginsberg, Corso. Et Burroughs. Quel déboulé ! quel souffle ! quelle virulence lyrique ! quelle irruption de la politique, des corps, des sexes dans la mièvrerie poétique ambiante ! quel coup de balai dans les petites poussières du poème qualité France version années 50. […] Rétrospectivement, ça tambourine un peu restes de fanfares surréalistes. Mais, sur le moment, ça pouvait ragaillardir. Je suis entré alors en relation avec Jean-jacques Lebel. Et j’ai entrepris la composition de longs poèmes lyriques, politisés, exaltés et violents qui devaient à peu près tout à ma lecture de Howl" (48).
Un opus de jeunesse permet d’illustrer cette rétrospective. Selon le vœu de l’auteur, ce texte restera inédit. Car il en a désavoué l’esthétique, sous les coups de boutoir de Ponge, Bataille et Artaud (découverts en 68, grâce à J.-L. Steinmetz, son professeur de littérature à Rennes). Voici un extrait de « Merci mes pères », composé en 1965 et inclus dans un recueil tapuscrit « À la Santé du malheur ». C. Prigent a eu l’extrême gentillesse de me le laisser lire. Les spécialistes de Ginsberg reconnaîtront l’hypotexte « molochien » caractérisant le « chant II » de Howl :
"Alors ces grands esprits (peut-être que nous fûmes, n’est-ce pas ?) écartèrent à pleines mains chirurgicales les cuisses d’hôpital ripolinées bleues blanches bleues des prairies anesthésiques
(l’amour-roi Juliette et Drosera la mort la camarde Moloch léviathan, Moloch-Satan-Etalon-or aux dents de grandes amoureuses buccales, pucelles de tout leur sang vicié, […] Moloch-Hornier-Médrano, navigateur solitaire entre l’énervement sexuel et le bestiaire-lutte-des-classes, Moloch-Grand-Solitaire-diamant-éléphant entre la peur immense d’être soi au miroir hallucinant de la bestialité et la vision possible de demain couleur de fard de femme et de peau africaine policée, Moloch-Old-Fellow-Strip-Tease-Interplanétaire de l’Homme-libéré aux balcons givrés d’hygiènes ascètes, Moloch pères et mères et fils et filles et enfants du massacre et orphelins de la misère, Moloch Eli Eli lamma sabachtani) écartèrent à pleines mains et se plantèrent, arbre de vie, dans les copulations superbes de la terre à jamais étrangère arquée ouverte de poivre et d’eau gourmande du boutoir dérisoire de l’esprit désespéré" (inédit, p. 4).
L’écrivain tient le souffle, durant une phrase de vingt lignes, coupée d’une longue parenthèse amplement rythmée par l’anaphore de « Moloch ». Il se souvient de Ginsberg qui exposait, en postface à Howl, son désir « de soutenir un seul long vers » (UGE, coll. "10/18", 1972, p. 96). Prigent veut dénoncer le même enfer que celui décrit par l’Américain, dans « Moloch ! Moloch ! cauchemar de Moloch ! Moloch le sans-amour » (Ibid., p. 27). Au début de la protase, « les grands esprits » pris de folie violatrice rappellent aussi les premiers mots de Howl : « j’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés, hystériques, nus » (Ibid., p. 11). Le futur Prigent est pourtant en germe. Il tente, d’une part, de circonscrire l’immense, l’équivoque peur de ce corps débridé, ni pure bête, ni pur esprit, mais déchiré, entre « bestialité » et « peau policée ». Il est conscient, d’autre part, de ne rien dire de juste et de rester loin « de la terre à jamais étrangère », loin de la parole adéquate à la force des corps en copulation. Toutefois, la conscience de l’échec du langage n’est ici ni assez explicite, ni assez carnavalisée. C’est pourquoi, devenu directeur de TXT puis publié chez POL, l’écrivain a renié ces pages. Mais il n’a jamais renié le mouvement de révolte moderniste que lui a inspiré Ginsberg.

♦ William Burroughs
Dans plusieurs essais, C. Prigent convoque aussi le nom de W. Burroughs. Dans l’entretien mail du 22 octobre 2008, l’écrivain a avoué un pastiche (« Thermomètre-Burroughs ») ou une admiration (Soft Machine). Les techniques en « cut-up » ont-elles marqué le Français, au-delà de quelques essais « à la façon de » ? Dans ce même entretien, l’auteur a répondu à cette suggestion :
"BG : Quand je lis Burroughs, je me dis que cet empilage — de « rêveries fantasmées » et de brefs moments de récits, soudés entre eux par des transitions du type « ça usine ferme dans le crâne du pédé » (chapitre I, sans titre, Paris, éd. folio SF, 2002, p. 29) — me rappelle certaines de vos constructions, au sein de vos proses. Je songe, par exemple, à Grand-Mère Quéquette. La page 190 présente cette succession : une description des premières peintures du « je », un bref échange avec Grand Mère, cette phrase « mais for intérieur marmonne en moi-même et pour nul autrui » qui renvoie les précédentes descriptions à des rêveries muettes. Commence, alors, sur deux pages (191 et 192), un long discours indirect transcrivant les nouveaux marmottages intérieurs du « je », ponctué d’incises narratives suturant les divers moments de cette pensée fantasmée : « je zyeute mes peintures » (p. 191) ou « dehors, ça [ Grand Mère] compulse mes petits boulots » (p. 192). On pourrait penser que les montages de Burroughs vous ont plus ou moins consciemment influencé ? A moins qu’il ne faille aussi penser à Jarry ? En effet, dans L’Amour absolu, Jarry recourt à cette structuration par collage de rêves fantasmés et de pensées intérieures. Il les déroule sur le devant de la scène narrative, coupant ainsi sans arrêt le récit principal effectif et rendant ce dernier très difficile à suivre dans son détail factuel. […] Le souvenir de Jarry me porte à penser que Burroughs a pu vous influencer, mais que vous n’avez pas attendu de découvrir Burroughs pour pratiquer le cut-up ou les collages de scènes et de textes initiés par les Dada-Surréalistes & les dissidents au surréalisme (tel Jarry).
- CP : C’est peut-être ainsi qu’il faut voir les choses, je ne saurais le dire, en vérité. Toutes ces lectures (Jarry, Joyce, peut-être Burroughs, mais aussi le Gadda du « Pasticciaccio ») laissent en moi des traces qui vont coaguler dans les proses d’après 1985".
L’écrivain entérine l’inspiration de Jarry ou Joyce qui ont pu anticiper certaines des techniques littéraires de Burroughs. Mais il nuance (« peut-être ») la marque laissée par ce dernier, dans ses proses labellisées « POL ».
Pourtant, dans quelques livres, C. Prigent paraît multiplier les échos à l’Américain. Dans Le
Professeur, paru en 2001 chez Al dante, il présente un « professeur » lubrique qui appelle le souvenir d’un autre « professeur » se plaisant à exposer ses activités sexuelles à ses élèves, au cœur de « La cour de l’université d’Interzone » (cf. Le Festin nu, Gallimard, "L’Imaginaire", p. 95-99). Dans Le Professeur, en particulier dans « Sucer » et « Les Godes » (Ibid., p. 67-69), il convoque des scénarios pornographiques de même décrits par cet autre chapitre du Festin nu, « Grande fête chez A. J. » (p. 100-112) Les personnages sucent à quatre pattes, boivent le sperme, s’arment de godes, etc. Mais l’écrivain dit fermement s’être inspiré, « hors du réel de l’expérience érotique, dans Sade, dans TOUTE la littérature pornographique » (réponse dans un mail du 12/01/09). Par ailleurs, la confusion du film et de la réalité, du rêvé et de l’agi, paraît semblablement cultivée, dans Le Festin nu de Burroughs et dans un autre « roman en vers » de Prigent, Peep show, paru en 1984. On retrouve ce même moment remarquable : les protagonistes du récit sont brutalement interrompus dans leur plaisir, parce que le film (mental ou réel) s’arrête, les acteurs de la fantasmagorie ayant rompu le fil de l’illusion théâtrale. Ainsi, dans Peep show, « monsieur Beaubaiser » se paie une masturbation, devant une fille qui « a zippé son slip en strass » : « il stresse/ il a une crasse dans son gicleur/ elle se décloute la croûte ». Soudain, « Le rideau tombe : il s’imagine qu’il la vagine/ qu’il colle sa langue au bide./ Il a bonne mine : / il est mâché dans sa machine. Plus de sous, rideau ! » (Ibid., p. 22). Dans Le Festin nu, les invités à la « grande fête chez A. J. » regardent « sur l’écran », en avant-première, un « court mais bon métrage pour cinés et salon et télés de mauvaise fréquence » (p. 100). Ils voient une « fille déboutonne[r] la braguette d’un rouquin et en extirpe[r] son sexe menu mais dur comme du bois », puis « fai[re] glisser son slip » (Ibid., p. 101). La narration détaillée des ébats s’achève brutalement :
un « pédé plonge à travers le carreau d’une visionneuse à films pornos et fait une pipe à un vieux nègre qui se la fend… Fondu… (Mary, Johnny et Mark viennent saluer. […] Ils n’ont pas l’air aussi jeunes que dans le film, ils paraissent épuisés et à bout de nerfs) » (ibid., p. 112).
Rencontres de hasard entre deux sensibilités ou convocations hypertextuelles ? Prigent refuse l’idée d’une réécriture, même plus ou moins consciente, pour cette raison majeure : « je n’ai pas lu ces auteurs en langue originale et […] leur influence, par voie de conséquence, ne peut avoir, en aucun cas, eu la force équivalente à celle des auteurs de langue française qui m’ont marqué ; sans parler de l’antériorité chronologique desdits (Rimbaud surtout) » (mail du 12/01/09).

♦ E.-E. Cummings
En 1995, la revue Faire-part publie un poème de C. Prigent, composé en 1985 : « L’Été ». Le poète y convoque, sans ambiguïté, le très célèbre « a leaf falls » où Cummings court-circuite la linéarité de la phrase par une parenthèse et par la disposition lettriste des mots la constituant et qui en complique la lecture. Voici le début du poème :
"b
(aille de
b roc) i
t
e
en l’iau d’
bidon
rouillé son
ne" (p. 54).
Dans l’entretien du 22 octobre 2008, je demandais à l’auteur : « Dans Faire-part, le poème « l’été » me paraît cummingsien. Est-ce une erreur de ma part ou fait-il signe vers un autre intertexte moderniste (décomposition lettriste, DADA) ? ». À quoi, l’écrivain a répondu : « oui, ce poème est DÉLIBÉRÉMENT cummingsien : un hommage à E.E.C » (Id.). S’agissait-il seulement d’un accident encomiastique ? En 2005, dans Ce qui fait tenir (POL), « Dans le lit » fait à nouveau écho à ce type de court-circuits.

OBSCURCISSEMENT D’UNE RELATION : « J’ÉTAIS DÉJÀ FORMÉ »

Une conclusion s’impose maintenant. Si C. Prigent reconnaît une influence anglo-saxonne sur son écriture personnelle, c’est pour systématiquement en relativiser l’ampleur. Ginsberg l’a marqué, mais dans les marges d’une production de jeunesse aujourd’hui reniée. Le poète avoue sa lecture de Burroughs, mais au milieu de contradictions chronologiques qui tendent à repousser sa possible influence dans les marges d’une découverte tardive. Quant à Cummings, il bénéficie de la même marginalisation temporelle. De plus, lorsqu’on pousse l’écrivain dans sa réflexion critique, il accorde très volontiers des antécédents littéraires européens (Dada, Jarry) aux rénovations modernistes des quelques créateurs anglo-saxons de son panthéon personnel. Ces atermoiements, ces modalisations (« peut-être ») ou cette complaisance généalogique viennent considérablement obscurcir la clarté de son rapport au fonds hypertextuel moderniste américain ou irlandais. Ils obligent aussi à distinguer le manque de clarté de l’auteur et la grande clarté de l’éditeur qui a publié sans faillir, dans au moins un quart des numéros de la revue TXT, des poètes américains (cf. nos 1, 10, 11, 15, 19, 22 et 31).

♦ Un leitmotiv critique
Pour comprendre l’obscurcissement du rapport de C. Prigent au modernisme anglo-saxon, il faut se souvenir d’une de ses déclarations à la revue Faire-part, en 1994. L’écrivain vient d’évoquer Joyce et
Burroughs. Il ajoute : « après, disons, le début des années 70, rien qui n’ait eu cette dimension formatrice, […] qui m’ait donné l’envie de devoir le traverser (pour l’analyser, le dissoudre) pour dégager, encore une fois, mon propre espace » (p. 13). N’est-ce pas dire qu’un style était déjà formé par des lectures antérieures dont la force corrosive n’a plus jamais été remise en question ? En 2008, dans C. Prigent : 4 temps, l’auteur nomme ces lectures décisives :
" CP : Quand j’avais seize ans, la lecture de Rimbaud a tout bouleversé en moi ; et je n’ai cessé, depuis, de dialoguer avec cette œuvre. Tous mes livres la citent, en traduisent des séquences entières, tentent ici et là d’en reconstruire certaines ambiances. Les autres influences ont été moins déterminantes et moins durables. […] Je n’ai lu Pound, Proust, Beckett ou Céline que tardivement, à un moment où l’essentiel pour moi était déjà intellectuellement joué et formellement cadré. Ce qui fait, je crois, qu’aucun de ces derniers ne m’a stylistiquement marqué" (p. 8).
« J’étais stylistiquement formé et essentiellement par Rimbaud » constitue un véritable leitmotiv critique. Est-ce à dire que toute l’histoire du modernisme (européen ou anglo-saxon) découle de la « révolution du langage poétique » opérée par le « Voyant » ? Prigent n’est pas loin de le penser.

♦ L’histoire du modernisme selon Prigent
Ses divers essais ou entretiens confirment cette mythologie personnelle où Rimbaud est posé comme la matrice essentielle de la modernité littéraire. Dans C. Prigent : 4 temps, l’auteur s’exclame : « des chocs d’une intensité égale ? Non, plus jamais. Rimbaud m’a mené à tous ces poètes du 20e siècle que je lisais dans la collection Poètes d’aujourd’hui » (Id.). En 2000, dans Salut les Anciens, Salut les Modernes, Prigent déclarait déjà : « Rimbaud est partout le premier à avoir vu cela » , que « l’homme est collé à son fonds animal » (Id.), que « l’autre est un porc » (Id.), « comme plus tard Artaud [disant] “or moi je me sens cheval et non homme“ » (Id.) ou « Burroughs : “je ne me sens pas humain“ » (Id.). Rimbaud, encore, avant Jarry, Burroughs ou Cummings, a mis en scène l’échec du langage à dire le réel : « Rimbaud est un écrivain réaliste, dans l’ordre de la définition lacanienne du réel (comme l’est toute la tradition moderniste) » (Ibid., p. 106). Rimbaud, toujours, anticipe, aux yeux de l’écrivain, les procédures du cut-up. Quand l’essayiste décrit la poétique des Illuminations, il reprend les termes dont il use pour évoquer Burroughs (Ibid .,p. 176-177) :
"Les diverses opérations d’écriture qu’il a voulu mettre au point ont pour but l’assomption du réel. Mais pas comme plein figurable. Comme rupture, rythmes cassés, scansions déconnectées (« Fêtes de la patience »), plans mêlés (« Marine », « Mouvement »), flashes non liés (« Enfance »), etc." (Ibid., p. 107).
Joyce, Pound, Ginsberg, Burroughs ou Cummings ne sont donc pas à l’origine de la posture moderniste de C. Prigent, inspirée absolument par Rimbaud. Tout au plus, ces auteurs ont-ils retenu son attention parce qu’ils faisaient écho à la révolution esthétique engagée dans les Illuminations. Tout au plus, ont-ils entretenu la dynamique de son attention rénovatrice, Prigent étant toujours
soucieux de guetter les pratiques capables d’entretenir sa haine des conformismes langagiers. Ils en ont modalisé et varié les figures. Burroughs dramatise les coupes syntaxiques plus timidement pratiquées par Rimbaud, mais ni plus ni moins que les Dadas, les Cubistes et les Surréalistes qui se sont aussi recommandés de Rimbaud. Cummings outre la décomposition lettriste des mots, initiée par les Dadas.
Toutefois, pour cette vertu qu’ils ont eue d’entretenir la dynamique moderniste (née de Rimbaud) par la variation de leurs propres pratiques et, donc, selon un mouvement de renouvellement qui a sorti ce même modernisme du danger d’un raidissement académique, ces écrivains anglo-saxons méritent une attention reconnaissante. Tel est l’hommage qui leur est rendu, en nom collectif, par C. Prigent et E. Clémens, rédacteurs de l’« Ordinateur » du numéro 19 de TXT, Babel USA : « carnavalisons le français en lexique étranger », pour lutter contre « ces purismes de cadavres secs de l’académisme. […] Investissons le français de langues, d’argots, dialectes, barbarismes, du tournis et des brisures syntaxiques,de la force des rythmes, des libertés graphiques » (février 1985, p. 2).

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L’attitude du directeur et éditeur de TXT s’avère donc plus claire que celle de l’auteur Prigent, vis à vis du modernisme anglo-saxon. Le premier accueille, sans détours, sans incises problématiques, ces collègues en dis-lisibilité. Il établit ainsi, dès le début des années 70, la base d’une « internationale moderniste ». L’auteur de fictions narratives et de poèmes noue avec Ginsberg, Burroughs, Cummings, Joyce ou Pound des liens plus complexes, qu’il faut examiner au cas par cas. Certes, Ginsberg a fortement influencé une production de jeunesse aujourd’hui reniée. Mais les autres figures du modernisme outre-Atlantique n’ont qu’accidentellement marqué les fictions de l’écrivain. En effet, faute de pratiquer suffisamment l’anglais, il n’a pu entrer dans l’intimité du texte original et il en a tardivement découvert les procédés esthétiques, alors qu’il était « déjà stylistiquement formé » par les modernistes français. Est-ce, paradoxalement, ce retard qui lui a permis de cultiver sa dissonance internationale face aux avant-gardes anglo-saxonnes ?