dimanche 22 novembre 2015

Christian Prigent, Pierre Le Pillouër et Fabrice Thumerel : Écrire après...







On (OUEST-FRANCE, entre autres) m’a demandé de dire quelque chose sur les « événements » parisiens du 13 Novembre. J’ai décliné, incapable d’autre chose que des banalités désolées et des rages impuissantes qui sont dans nos têtes et nos cœurs. Bien sûr, comme tous, je rumine ces « événements ». Inévitablement (d'un point de vue « sécuritaire ») on va de plus en plus nous fermer le monde, l'espace, le temps, les paroles. On est en train de le faire (et pas seulement aux frontières géographiques). Or c'est pour combattre un nihilisme puritain, morticole et mortifère, qui est justement la quintessence épouvantable du fermé. Nous (ceux qui lisent, qui écrivent), ce sur quoi et à quoi nous essayons de travailler, c’est l’ouvert (pas seulement des frontières, des salles de spectacles, des stades : des langues, donc des pensées, donc du monde réel disposé et disponible entre nous, donc des vies vivables). Rien à céder, moins que jamais, là-dessus : aucun rire, aucune impiété, aucune obscénité, aucune aventure d'amour, de pensée, aucun jeu gratuit, aucune invention obscure.

Christian PRIGENT


Face à des innocents lâchement assassinés par d'infâmes fanatiques, la poésie peut peu, pour le dire à la façon de Christian Prigent. Ça, le moderne ? Quoi, la modernité ? Cois, les Modernes… Face à l'innommable, seul le silence fait le poids ; comme à chaque hic de la contemporaine mécanique hystérique, ironie de l'histoire, l'écrivain devient de facto celui qui n'a rien à dire. Réduit au silence, anéanti par son impuissance, son illégitimité. Son être-là devient illico être-avec les victimes et leurs familles. Nous tous qui écrivons ne pouvons ainsi qu'être révoltés par l'injustifiable et nous joindre humblement à tous ceux qui condamnent les attentats du 13 novembre. Et tous de nous poser beaucoup de questions.
Surtout à l'écoute des discours extrémistes, qu'ils soient bellicistes, sécuritaires, islamophobes ou antisémites sous des apparences antisionistes.  C'est ici que ceux dont l'activité – et non pas la vocation – est de mettre en crise la langue comme la pensée, de passer les préjugés et les idéologies au crible de la raison critique, se ressaisissent : le peu poétique ne vaut-il pas d’être entendu autant que le popolitique ? Plutôt que de subir le bruit médiatico-politique, le spectacle pseudo-démocratique, les mises en scène scandaculaires – si l'on peut dire -, ne faut-il pas approfondir la brèche qu'a ouverte dans le Réel cet innommable, ne faut-il pas appréhender dans le symbolique cette atteinte à l'entendement, ce chaos qui nous laisse KO ? Allons-nous nous en laisser conter, en rester aux réactions immédiates, aux faux-semblants ?
Une seule chose est sûre, nous continuerons tous à faire ce que nous croyons devoir faire. Sans cesser de nous poser des questions.
Ce communiqué, signé de Pierre Le Pillouër et Fabrice Thumerel, est publié simultanément sur les sites

jeudi 4 juin 2015

[Actualités] Le désir de littérature avec Christian Prigent, par Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel

"Le désir de littérature, en somme"


Retour sur "Le désir de littérature, en somme" (soirée Remue.net à la Maison de la poésie Paris animée par Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel, autour de Christian Prigent et de Bruno Fern, vendredi 22 mai 2015, de 20H à 22H) : vidéos de Vanda Benes. Les extraits vidéos des lectures et dialogues sont accompagnés de photos (quatre de V. Benes et quatre de Marie-Hélène Dhénin) et de présentations/résumés établis par B. Gorrillot et F. Thumerel. [Intégrale audio à écouter sur Remue.net]



Lectures de Christian PRIGENT :
Extrait 1 ; extrait 2 ; extrait 3 ; extrait 4 ; extrait 5.

Lectures de Bruno FERN :
Extrait 1 ; extrait 2.

Bénédicte Gorrillot lisant Christian Prigent : écouter.

Présentation 
 
Dans sa contribution à l’ouvrage collectif L’Illisibilité en
questions (Bénédicte Gorrillot et Alain Lescart dir., éditions du Septentrion, 2014), "Du sens de l’absence de sens", Christian Prigent opère ainsi la distinction entre le discours philosophique et le discours littéraire :
« L’expérience du sens, on ne la fait pas directement face à la vie qu’on mène mais face aux discours qui nous disent quelque chose de cette vie. Je perçois du sens quand je lis un ouvrage de philosophie, un essai savant, une analyse politique. Et quand je perçois ce sens je perçois généralement aussi ce que son bâti rationnel et la positivité des énoncés qui le construisent ont de décevant. Au moment même où je saisis son sens, je perçois l’inadéquation de ce sens à la façon dont le monde, moi, singulièrement, m’affecte. Autrement dit : la lisibilité du propos me le fait, dans une large mesure, éprouver comme du parler "faux". Et cette épreuve est même sans doute ce qui fait lever en moi le désir d’un autre mode d’approche de la vérité, d’une autre posture d’énonciation, d’un autre traitement des moyens d’expression : le désir de littérature, en somme. »

Cette soirée va avoir pour but d’interroger cette formule : « Le désir de littérature, en somme ».
Portrait par Marie-Hélène Dhénin
Que veut dire Christian Prigent ? Qu’entend-il plus précisément par cette « littérature désirée » ? Est-ce plus clairement un « désir de poésie » ? Et donc qu’est-ce que la littérature (ou la poésie) pour lui ?
Et pourquoi ce « en somme » ? Qu’est-ce que ce « en somme » signale ? Comme synonyme d’un « malgré tout », signale-t-il un pis-aller ? une résistance ? un combat ? des oppositions dont il faut venir à bout ? Quelles sont ces oppositions à la littérature-selon-son-désir ? Comment les explique-t-il ?
Met-il derrière ces mots (« le désir de littérature, en somme »), en 2015, le même contenu qu’il mettait en 2008 à San Diego ? ou en 1989 dans la première publication, chez Cadex, de La Langue et ses monstres (augmenté et réédité en 2014 chez POL) ?
Bref, cette formule titrant notre soirée pose deux questions (intimement mêlées) : qu’est-ce qu’écrire (et faire-littérature) pour Prigent ? comment imposer malgré tout un écho public à cette littérature a priori en opposition à un consensus peu favorable – c’est-à-dire en opposition à un certain public (le grand public) qui brandit vite l’accusation d’illisibilité de cette littérature ?

Pour répondre à toutes ces questions, soulevées par le titre de la rencontre de ce soir, Christian Prigent va dialoguer avec les deux universitaires et critiques que nous sommes, mais aussi avec l’un de ses collègues d’écriture, Bruno Fern, lui aussi confronté à cette question de l’illisibilité poétique, tant comme lecteur d’autres poètes – et notamment de Christian Prigent –, que comme auteur de poèmes.
La présence des deux écrivains va notamment permettre un retour croisé immédiat de lectures : d’un côté, comment B. Fern perçoit-il l’écriture-Prigent et son éventuelle « illisibilité » ? En quoi Prigent pourrait-il être éventuellement « illisible » pour lui ? D’un autre côté, comment C. Prigent perçoit-il l’écriture-Fern ? et quelle serait, pour lui, son éventuelle illisibilité ? De fait, il sera aussi intéressant de voir les réponses personnelles que B. Fern pourra apporter de son côté au double questionnement qui nous occupe : pour lui, « le désir de littérature, quel est-il ? et pourquoi est-il ou serait-il illisible ? Pourquoi aurait-il à lutter pour exister malgré tout ?
Pour éviter des discussions trop abstraites, nous avons choisi de vous faire entendre des pages de nos deux poètes, choisies parce qu’elles posent cette double question de l’idéal littéraire (ou poétique) recherché et d’une résistance à un consensus mortifère pour la littérature.
Ainsi nos moments de réflexions théoriques seront rythmés par des lectures très aimablement réalisées par nos deux créateurs.

Photo de Marie-Hélène Dhénin


Trois interventions de Bénédicte Gorrillot


Quelle est l’illisibilité de L’âme ? Est-ce parce que ce recueil de 2000 incarne de façon peut-être radicale votre définition du « désir de littérature » (« Du sens de l’absence de sens ») ?


Je résume : L’Âme est-il très illisible parce que les poèmes n’y parlent plus du monde ou de
Bénédicte Gorrillot à l'uvre...
l’homme mais uniquement - autoréférentiellement - de l’impossibilité de toute parole juste du monde ou de soi ? Et ce narcissisme linguistique central n’est pas compris comme légitime (c’est-à-dire comme « poétique » ou « novateur ») ou est difficile à déchiffrer entre les lignes ?


A écouter, par contraste avec la page 79 de L'âme (né d’une circonstance érotique), le poème de Météo des plages qui a été lu (extrait de la section « Tentative d’une idylle ») , faut-il penser que Météo des plages (2010) est aussi illisible que L’Âme (2000) ?


Parce que, ici, il semble qu’un récit événementiel (érotique) (bref un signifié extérieur) fasse retour sur le devant de la scène qui appuie (qui facilite ?) le récit autoréférentiel… parce que les effets humoristiques de réécriture parodiques ou carnavalesques (des clichés du cinéma sexy) font oublier l’amertume de la leçon d’impuissance linguistique à dire le vécu érotique… ?



Je reviens au « en somme » : nous l’avons interprété jusqu’ici comme force de résistance (souvent par rupture) au consensus public (au bon goût dominant ou aux modes dominantes) : et le geste littéraire était synonyme de violentement, de bris « des lignes grammaticales », comme disaient Burroughs et les cut-upers américains qui vous ont aussi inspiré à un certain moment de votre écriture.


Mais « en somme » me paraît prévenir d’un rapport plus complexe et plus ambigu du créateur rupteur à la communauté qu’il veut bousculer. « En somme » n’implique-t-il pas aussi un certain art du compromis avec la communauté à bousculer, et il s’agit là d’un art nécessaire ?


Photo de Marie-Hélène Dhénin
Par exemple, le premier compromis ne serait-il pas d’expliquer par des commentaires écrits a posteriori ces pages illisibles ? Pour s’imposer réellement, l’illisibilité, la littérature irrégulière (indigérable, contre les normes) doivent-elles allier à la violence de leur énonciation l’entreprise pédagogique d’explication et doivent-elles accepter la langue normée pour diffuser (pour publier) leur a-normalité ? Je pose cette question à cause de l'alternance entre théorie et pratique : Ecrit au couteau tout comme Commencement sont suivis par leur légitimation dans Ceux qui merdRent et Une erreur de la nature… Bref, peut-il y avoir « publication réelle d’une grande irrégularité de langue » sans théorisation en langue normée de cette irrégularité (ce qui peut sembler un paradoxe) ?



Faut-il s’expliquer ainsi (lien nécessaire de compromis pédagogique avec la communauté à convaincre) votre souci de théoriser l’illisibilité des autres poètes « irréguliers », en sorte d’assurer leur publication (= leur diffusion publique, la diffusion-compréhension de leur illisibilité corrosive) ? Je pense à vos études sur de nombreux contemporains (ou moins contemporains) dans La langue et ses monstres (1989 et 2014), dans Une erreur de la nature (1995) ou Salut les anciens, salut les modernes (2000)…

Intervention de Bruno Fern (par F. Thumerel) 


Bruno FERN, c'est Ici poésie : association des lectures publiques de Caen, à laquelle il participe depuis 2001.
Bruno FERN, c'est « la contrainte faite style », pour reprendre une expression de Typhaine Garnier sur Libr-critique – site auquel il participe du reste comme chroniqueur (il fait d'ailleurs le trait d'union avec Remue.net et un autre site dirigé par un ancien de TXT, Sitaudis de Pierre Le Pillouër).
Portrait par M.-H. Dhénin
Depuis 2007, il a publié 7 livres, dont Des figures (éditions de l'Attente, 2011), Reverbs (Nous, 2014) et Le Petit Test (Sitaudis, 2015).
Marqué par Jude Stéfan qu'il a eu la chance d'avoir comme professeur, l’auteur de Reverbs et du Petit Test – dans lesquels il retraite des matériaux discursifs en se fixant des contraintes, qu’il nomme "machines à fabriquer des grains de sable" – se retrouve dans la conception prigentienne de l’illisibilité : dès lors qu’on s’efforce d’écrire – au sens fort du terme -, s’impose "la fatalité de l’obscurité". C'est pourquoi il prend ses distances par rapport à Oulipo, se méfiant du ludisme et d'une conception de la contrainte comme simple règle du jeu.




 À venir...

Christian Prigent à Lyon. Vendredi 05 Juin, 20h. « Un écrivain dans le monde des revues : Christian Prigent et l’aventure TXT ». Ecole nationale supérieure des beaux-arts, 8 bis quai Saint-Vincent, 69001 LYON. Informations : livraisons.rhonealpes@gmail.com / 06-88-24-20-06.
 
LA VILLE BRÛLE, BERLIN SERA PEUT-ÊTRE UN JOUR
Rencontre avec Christian Prigent (auteur), Patrick Suel (libraire) et Marianne Zuzula (éditrice) autour du livre Berlin sera peut-être un jour de Christian Prigent (éditions La ville brûle, 2015)
Le mercredi 17 juin 2015 à 19 h à l’Institut français de Berlin http://www.institutfrancais.de/…/berlin-sera-peut-etre-un-j…

► On consultera avec intérêt le Fonds Prigent à l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine).

lundi 18 mai 2015

[Actualité] Le désir de littérature, en somme

Vendredi 22 mai à 20H, Maison de la Poésie, "Le désir de littérature, en somme" (157, rue Saint-Martin 75003 Paris) : Christian Prigent avec Bruno Fern, Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel. Dix mois après le colloque international de Cerisy, "Christian Prigent : trou(v)er sa langue" – et trois livres publiés de l’auteur (dont un avec B. Fern et T. Garnier) -, à l’invitation de nos amis de Remue.net, cette rencontre autour de l’écrivain – dont les lectures ponctueront le débat – vise à débattre/échanger sur quelques questions essentielles, à esquisser quelques mises au point et perspectives.
Dans sa contribution à l’ouvrage collectif L’Illisibilité en questions (Bénédicte Gorrillot et Alain Lescart dir., éditions du Septentrion, 2014), "Du sens de l’absence de sens", Christian Prigent opère ainsi la distinction entre le discours philosophique et le discours littéraire :
« L’expérience du sens, on ne la fait pas directement face à la vie qu’on mène mais face aux discours qui nous disent quelque chose de cette vie. Je perçois du sens quand je lis un ouvrage de philosophie, un essai savant, une analyse politique. Et quand je perçois ce sens je perçois généralement aussi ce que son bâti rationnel et la positivité des énoncés qui le construisent ont de décevant. Au moment même où je saisis son sens, je perçois l’inadéquation de ce sens à la façon dont le monde, moi, singulièrement, m’affecte. Autrement dit : la lisibilité du propos me le fait, dans une large mesure, éprouver comme du parler "faux". Et cette épreuve est même sans doute ce qui fait lever en moi le désir d’un autre mode d’approche de la vérité, d’une autre posture d’énonciation, d’un autre traitement des moyens d’expression : le désir de littérature, en somme. »
Une vingtaine d’années après Ceux qui merdRent et Une erreur de la nature, qui dressaient déjà un constat alarmant sur l’état d’un espace social et d’un champ littéraire régis par les sommations de clarté/transparence/lisibilité (comment s’étonner alors de la démission de certains qui écrivaient ?), qu’en est-il de ce désir de littérature ?
Pour Christian Prigent, la réalité n’est pas bandante, toujours recouverte d’oripeaux économiques, médiatiques, politiques ou artistiques, toujours occultée par des paravents idéologiques et culturels : écrire ne peut avoir trait à Éros qu’en déchirant les voiles, en biaisant les discours écrans. Le poète, qu’il écrive en vers ou en prose, est un emmerdReur qui en a marre de positiver avec les pensées-Carrefour et qui rompt donc les amarres avec le monde tel qu’il paraît, brise les -ismes, s’éloigne des isthmes qui le rattachent au plancher du terre à terre. Non pour embarquer vers l’Éther, mais pour viser l’inatteignable point zéro du réel : trouer les chromos, faire déraper les signifiants et les signifiés, et ainsi nous faire jouer/jouir de la langue et ses monstres
Quels sont les monstres de la langue ? Qu’est-ce qui la rend monstrueuse ? Eros, Thanatos… l’impossible, l’innommable, la Chose, le Ça, la folie, le Rien, l’im-monde, le corps, l’âme, le Carnaval, la patmo…
Est monstrueuse toute langue qui excède la Langue, la débonde sans abonder dans son sens ; toute langue dans laquelle le "réel" vient trouer la "réalité", la dé-naturer.

Le poète Bruno Fern, qui a été marqué par son professeur Jude Stéfan, participera au débat et lira quelques-uns de ses textes. L’auteur de Reverbs (Nous, 2014) et du Petit Test (Sitaudis, 2015) – dans lesquels il retraite des matériaux discursifs en se fixant des contraintes, qu’il nomme "machines à fabriquer des grains de sable" – se retrouve dans la conception prigentienne de l’illisibilité : dès lors qu’on s’efforce d’écrire – au sens fort du terme -, s’impose "la fatalité de l’obscurité".

À méditer :
« Nul n'écrit non plus sans que ses lectures n'aient avivé cette perception d'un écart entre ¨réalité¨ et ¨réel¨. Ceux que requiert le travail d'écriture traversent un matériau symbolique accumulé dans la mémoire, le savoir, l'imaginaire : le matériau dont fut fait pour chacun le ¨corps parlé¨ de sa vie. On peut nommer ce matériau ¨culture¨ – si ce terme ne désigne pas qu'un bagage d'us et de savoirs mais le modelage en profondeur de toutes nos configurations intellectuelles, morales, politiques, esthétiques, sensuelles, érotiques » (C. Prigent, La Langue et ses monstres, P.O.L, 2014, p. 254-55).
« Cette part d’opacité inévitable dans l’écriture fait qu’il n’y est question ni d’atteindre un sens univoque (illusion d’une littérature prétendument adéquate au monde) ni un non-sens absolu auquel
se réfère parfois une certaine radicalité pour qui l’affirmation d’un supposé chaos universel justifierait des pratiques où le « désordre » l’emporterait. Il s’agit plutôt, contrairement aux préjugés sur la littérature contemporaine, de « raviver le réalisme » (Christian Prigent, le 11/01/01 à France-ulture.), d’essayer que le texte parvienne à un rendu le plus juste possible de ce qui constitue notre expérience même du fait d’être, c’est-à-dire à la fois des continuités de notre vécu et des multiples événements (liés aux sensations physiques, aux fantasmes, à la mémoire, etc.) qui viennent s’y insérer en permanence et nous plonger dans ce que, dans Au juste (1979), J.-F. Lyotard nommait « l’hétérogène pur », avec ce que cela implique comme confrontations à tout ce qui ne manque pas d’excéder un sujet écrivant dont la disparition élocutoire reste à confirmer. De plus, le langage à notre disposition n’échappe évidemment pas lui-même à cette hétérogénéité qui constitue un fond inatteignable ou, si l’on voit les choses sous un autre angle, une limite indépassable » (B. Fern, texte préparatoire à cette rencontre).

jeudi 16 avril 2015

[Chronique] De la réalité au "réel" : Berlin sera peut-être un jour, par Fabrice Thumerel

Une pièce intitulée XXe siècle, farce et tragédie mêlées,
aurait sa scène à Berlin : le drame des utopies tournées en cauchemars
s'est noué, joué et provisoirement dénoué là (p. 90-91).

Nous sommes sortis du XXe siècle.
Nulle part on ne le comprend mieux qu'à Berlin (p. 114).


Et nous tous, gens du XXe siècle désormais aventurés dans le XXIe,
peuples affairés à refaire sans cesse d'impossibles unités, êtres à jamais divisés d'eux-mêmes,
nous aurons été, nous sommes encore et nous serons toujours "des Berlinois" (p. 11).



Trente ou cinquante ans après, Christian Prigent est celui qui cherche Berlin en Berlin et rien de
Berlin en Berlin n'aperçoit... Comme le Paris de Baudelaire, cette "ville pas comme les autres" (29) qu'est Berlin, "Berlin change" (26) : "envahi par le tourisme de masse, arraisonné par l'hégémonie du consumérisme, patrimonialement standardisé en musées et en lieux, comme on dit, "de mémoire", voué à la boboïsation de ses quartiers historiques et à une gentrification généralisée qui fait chauffer comme partout la fièvre immobilière [...]" (13)... C'est dire que, à propos de cette édition revue et augmentée de Berlin deux temps trois mouvements (Zulma, 1999), on pourrait parler de Spleen de Berlin. N'était cette mise au point : "on vire vite au grincheux, au réactionnaire ronchon. Je ne m'aimerais pas dans ce rôle" (14).

Au reste, doit-on regretter de se laisser prendre au charme mélancolique de cette balade vélocyclopédique - avec parcours sinueux et changements de braquet (Prigent-Jarry : quels coups de pédale !) - qui nous ballotte entre Histoire ("Berlin, plus qu'aucune ville au monde, porte les traces de ce qu'a été l'Histoire du XXe siècle" - p. 10) et histoire personnelle (séjours en 1961, 1985-1991, 1998, 2013) ? Douceur de Berlin : celle de la ville verte aux tilleuls romantiques, où l'on prend du bon temps. Violence de Berlin : "à Berlin, quand la protestation politique déboule dans les rues, sa violence atteint souvent une intensité épique sans commune mesure avec ce que l'on voit dans d'autres villes européennes" (p. 81). Cette "Babylone moderne" (104) qui se caractérise par son "poids d'Histoire brutale" (16) favorise la méditation (poétique et politique).



Aussi, "pour écrire  vraiment une ville comme Berlin", faudrait-il recourir à la chaosmogonie joycienne, à "l'é-normité dynamique de la fiction", à "une polyphonie bariolée" (17) qui fasse prévaloir le réel sur la réalité - c'est-à-dire qui privilégie "ce qui vient hanter le semblant" (A. Badiou, À la recherche du réel perdu, Fayard, 2015) : ce qui vient troubler l'ordre rassurant des
représentations habituelles et donc dominantes du monde. Mais l'auteur d'indiquer les limites de son essai : c'est un guide léger, sans "écriture mal embouchée", dans lequel il lui faut "faire l'historien" (16). Cela dit, comment un écrivain pourrait-il faire autrement que de retomber dans ce sillon singulier qu'on nomme écriture ? Aussi réussit-il à suggérer l'aura de Berlin : odeurs subtiles de Berlin (tilleuls, lignite)... images insolites de Berlin, "avec ses slogans hétéroclites lancés à la volée sur des murs graffités" (103), ses murs "loquaces" qui constituent sa part maudite (impossible de ne pas songer ici que, dès les années cinquante, les affichistes français, avec à leur tête Jacques Villeglé, ont été sensibles à la poétique des murs)... L'âme de Berlin, à nulle autre pareille : "Rome est un cut-up, un énorme collage de bribes de siècles. Manhattan est une ode musicale, l'érection à la fois sauvage et réglée d'un rêve de grandeur gris-rosé, un poème pongien orgueilleux et sériel. Berlin est un sonnet mallarméen détruit. Comme si cette ville était La Ville - en tant qu'absente de toute ville, et d'abord d'elle-même" (47)...
 
Le réel étant "déchaînement sans langue" (94), Christian Prigent oppose au déferlement d'images médiatiques qui a accompagné la Chute-du-Mur le vide qui bée au centre de cette "Babylone rouge"
(75) comme de ses représentations symboliques : "le trou est aussi un trou dans les têtes, vidées de grands programmes politiques, décapées du dedans de toute assurance idéologique. Et les têtes vidées, on le sait, veulent du plein, du plomb. Reste à espérer que ce plomb ne soit pas celui de toutes les crispations meurtrières, de toutes les violences désespérées de rester sans langue dans l’effondrement des croyances, de toutes les rancœurs des laissés-pour-compte de l’euphorie consumériste" (p. 112)… Ce plomb, aujourd'hui encore hélas, renforce encore la dépendance des pseudo-citoyens en attisant leurs peurs irrationnelles : le danger viendrait des "immigrés clandestins" venant "envahir" le territoire… lequel est menacé, certes, mais par les puissances du Marché globalisé.

► Christian PRIGENT, Berlin sera peut-être un jour, La Ville brûle, mars 2015, 120 pages, 10 €, ISBN : 978-2-36012-059-8.

Ce soir à 20H, voyez Berlin de toutes les couleurs avec Christian Prigent et Cécile Wajsbrot !



jeudi 2 avril 2015

[Chronique] Voir la vie en rosse avec un moteur à craductions, par Fabrice Thumerel

"Grattez la langue, et vous verrez apparaître
l'espace et sa peau" (Khlebnikov, cité dans La Langue et ses monstres, P.O.L, 2014, p. 81).


Pour l'auteur d'Une erreur de la nature (1996), faire corps dans la langue présuppose de trouer le corpus, celui du déjà-dit, de cet intertexte infini dans lequel se meuvent les parlants, et cette langue faite corps a plus à voir avec Penthée qu'avec un quelconque panthéon - démembrée, donc. "200 conseils pour un carnaval" nous donne à voir/écouter les agents catalyseurs de ce démembrement (homophonies, à-peu-près, contrepèteries, etc.).
Côté craduction (néologisme de Pierre Le Pillouër : traduction crade parce que impropre, qui fait prévaloir les signifiants sur les signifiés), et non plus scription, n’en déplaise au Cercle des Universitaires Latinistes (C.U.L.), il s’agit rien moins que de subvertir les trop sages citations des pages roses du Larousse en faisant déraper la langue ; et dès qu'on fait tomber la ceinture de la langue, s'ouvrent "les doubles fonds du matériau verbal latin" (p. 60), de jouissifs abîmes – dans le même temps que les arcanes de la fiction…
Quelques exemples, extraits de quelques-unes des quatorze rubriques ("La Vie de famille", "La Vie amoureuse", La Vie religieuse", etc.) : "Vis comica / Pécher, c'est marrant" ; "Si vales valeo / Si tu avales, moi aussi" ; "Persona non grata / Plus personne à gratter" ; "Coram populo / Coran pour les nuls" ; "Motus proprio / Ne dites rien au propriétaire" ; "Deo gratias / Le déodorant est offert" ; "Modus operandi / On opère à prix modique" ; "Volens nolens / Au volant sois pas lent" ; "Cepi maxima imperia / L’empereur porte très bien le képi"… Les courts-circuits sont accentués par les séries : "Habemus papam : Papa boit sa mousse / L'abbé est ému : le voilà papa !"... "Tu quoque mi fili ! : Tout coquet, le fiston ! / T'es cocu, filou !"... "Si vis pacem, para bellum" : Si tu veux te pacser, fais-toi beau / Six vieilles peaux pour un bel homme / Six vis, pas de rabot : et boum !"...


À ceux qui trouvent futile et gratuit ce carnaval verbal, l'infernal trio rappelle que, pour les Modernes (de Rabelais à Verheggen, en passant par Molière, Hugo, Jarry, Brisset, Khlebnikov, Biély, Desnos, ou encore le Leiris de Glossaire, j'y serre mes gloses), rien de plus important que cette réinvention : du français classique au Français Médiatique Primaire (FMP / Prigent), l'épuration n'a que trop triomphé.
Ainsi, avec le moteur à craductions activé par Bruno Fern, Typhaine Garnier et Christian Prigent, laissez-vous aller à voir la vie en rosse...


Bruno Fern, Typhaine Garnier et Christian Prigent, PAGES ROSSES : craductions, Les Impressions Nouvelles, avril 2015, 96 pages, 9 €, ISBN : 978-2-87449-246-4. [Écouter la lecture de François Bon]


Lundi 13 Avril 2015 à 19H, Maison de la Poésie Paris : PAGES ROSSES : craductions.
Rencontre avec Bruno Fern, Typhaine Garnier & Christian Prigent. Avec la participation de Jean-Pierre Verheggen & de la comédienne Vanda Benes.

mercredi 21 janvier 2015

[Actualité] Nouvelles prigentiennes (premier trimestre 2015)





LECTURES PREMIER TRIMESTRE 2015


Christian Prigent au Théâtre Durance (04). Mercredi 27 Janvier, 19 h. Les Lauzières, 04160-Château-Arnoux / Saint-Auban. Lecture (avec Vanda Benes) & discussion. Contact : Théâtre Durance, 04 92 64 27 34

Christian Prigent à Lille. Lundi 09 Février, 20 h 30. « Les Causeries du Lundi ». Au cinéma l'Univers, 16 rue Georges Danton, 59000-Lille. Inscriptions & renseignements : causeries@acfcapa.fr

► Christian Prigent à Copenhague. Jeudi 12 Février 2015, 19 h. Lecture (avec Vanda Benes) et discussion. Festival «Game of Masks», Museum Rundetaarn, Kobmagergade 52 A, Copenhague (DK). Contacts : muradam@paradis.dk, 452 11 83 909.

Christian Prigent à Nantes. Samedi 07 Mars, 16 h 30. « Les Rencontres de Sophie ».
Au Lieu Unique, Scène Nationale, 2 Quai Ferdinand Favre, 44000 Nantes (02 40 12 14 34). 
Lecture & discussion. Contacts : philosophia.association@orange.fr

Christian Prigent à Saint-Brieuc. Mardi 10 Mars, 14 h 30. « Université du Temps Libre ». Cinéma LE CLUB, Bd Clémenceau, Saint-Brieuc. Contact : UTL 02 96 62 05 92



Deux nouvelles mises en ligne sur la page de l'éditeur consacrée aux entretiens et textes divers de Christian PRIGENT.


ENTRETIEN 
(2014) Une hérédité ravigotée
Les rapports à la littérature médiévale (la langue romane et le Cycle du Graal) dans le cycle romanesque Commencement, Une phrase pour ma mère, Grand-mère Quéquette, Demain je meurs, Les Enfances Chino.
Entretien avec Patricia Victorin, Perspectives médiévales (http: // peme.revue.org/7423), Janvier 2015.  
Patricia Victorin est professeur de littérature médiévale à l'Université de Montpellier.


ESSAI 
(2014) Sade au naturel
Sade et le « tout dire ».  La « différence non logique ». Littérature et philosophie.
Une version différente figure, sous le titre « A Monsieur de Sade », dans le volume collectif Lettres à Sade, Thierry Marchaisse éditeur, Paris, Octobre 2014.