jeudi 16 avril 2015

[Chronique] De la réalité au "réel" : Berlin sera peut-être un jour, par Fabrice Thumerel

Une pièce intitulée XXe siècle, farce et tragédie mêlées,
aurait sa scène à Berlin : le drame des utopies tournées en cauchemars
s'est noué, joué et provisoirement dénoué là (p. 90-91).

Nous sommes sortis du XXe siècle.
Nulle part on ne le comprend mieux qu'à Berlin (p. 114).


Et nous tous, gens du XXe siècle désormais aventurés dans le XXIe,
peuples affairés à refaire sans cesse d'impossibles unités, êtres à jamais divisés d'eux-mêmes,
nous aurons été, nous sommes encore et nous serons toujours "des Berlinois" (p. 11).



Trente ou cinquante ans après, Christian Prigent est celui qui cherche Berlin en Berlin et rien de
Berlin en Berlin n'aperçoit... Comme le Paris de Baudelaire, cette "ville pas comme les autres" (29) qu'est Berlin, "Berlin change" (26) : "envahi par le tourisme de masse, arraisonné par l'hégémonie du consumérisme, patrimonialement standardisé en musées et en lieux, comme on dit, "de mémoire", voué à la boboïsation de ses quartiers historiques et à une gentrification généralisée qui fait chauffer comme partout la fièvre immobilière [...]" (13)... C'est dire que, à propos de cette édition revue et augmentée de Berlin deux temps trois mouvements (Zulma, 1999), on pourrait parler de Spleen de Berlin. N'était cette mise au point : "on vire vite au grincheux, au réactionnaire ronchon. Je ne m'aimerais pas dans ce rôle" (14).

Au reste, doit-on regretter de se laisser prendre au charme mélancolique de cette balade vélocyclopédique - avec parcours sinueux et changements de braquet (Prigent-Jarry : quels coups de pédale !) - qui nous ballotte entre Histoire ("Berlin, plus qu'aucune ville au monde, porte les traces de ce qu'a été l'Histoire du XXe siècle" - p. 10) et histoire personnelle (séjours en 1961, 1985-1991, 1998, 2013) ? Douceur de Berlin : celle de la ville verte aux tilleuls romantiques, où l'on prend du bon temps. Violence de Berlin : "à Berlin, quand la protestation politique déboule dans les rues, sa violence atteint souvent une intensité épique sans commune mesure avec ce que l'on voit dans d'autres villes européennes" (p. 81). Cette "Babylone moderne" (104) qui se caractérise par son "poids d'Histoire brutale" (16) favorise la méditation (poétique et politique).



Aussi, "pour écrire  vraiment une ville comme Berlin", faudrait-il recourir à la chaosmogonie joycienne, à "l'é-normité dynamique de la fiction", à "une polyphonie bariolée" (17) qui fasse prévaloir le réel sur la réalité - c'est-à-dire qui privilégie "ce qui vient hanter le semblant" (A. Badiou, À la recherche du réel perdu, Fayard, 2015) : ce qui vient troubler l'ordre rassurant des
représentations habituelles et donc dominantes du monde. Mais l'auteur d'indiquer les limites de son essai : c'est un guide léger, sans "écriture mal embouchée", dans lequel il lui faut "faire l'historien" (16). Cela dit, comment un écrivain pourrait-il faire autrement que de retomber dans ce sillon singulier qu'on nomme écriture ? Aussi réussit-il à suggérer l'aura de Berlin : odeurs subtiles de Berlin (tilleuls, lignite)... images insolites de Berlin, "avec ses slogans hétéroclites lancés à la volée sur des murs graffités" (103), ses murs "loquaces" qui constituent sa part maudite (impossible de ne pas songer ici que, dès les années cinquante, les affichistes français, avec à leur tête Jacques Villeglé, ont été sensibles à la poétique des murs)... L'âme de Berlin, à nulle autre pareille : "Rome est un cut-up, un énorme collage de bribes de siècles. Manhattan est une ode musicale, l'érection à la fois sauvage et réglée d'un rêve de grandeur gris-rosé, un poème pongien orgueilleux et sériel. Berlin est un sonnet mallarméen détruit. Comme si cette ville était La Ville - en tant qu'absente de toute ville, et d'abord d'elle-même" (47)...
 
Le réel étant "déchaînement sans langue" (94), Christian Prigent oppose au déferlement d'images médiatiques qui a accompagné la Chute-du-Mur le vide qui bée au centre de cette "Babylone rouge"
(75) comme de ses représentations symboliques : "le trou est aussi un trou dans les têtes, vidées de grands programmes politiques, décapées du dedans de toute assurance idéologique. Et les têtes vidées, on le sait, veulent du plein, du plomb. Reste à espérer que ce plomb ne soit pas celui de toutes les crispations meurtrières, de toutes les violences désespérées de rester sans langue dans l’effondrement des croyances, de toutes les rancœurs des laissés-pour-compte de l’euphorie consumériste" (p. 112)… Ce plomb, aujourd'hui encore hélas, renforce encore la dépendance des pseudo-citoyens en attisant leurs peurs irrationnelles : le danger viendrait des "immigrés clandestins" venant "envahir" le territoire… lequel est menacé, certes, mais par les puissances du Marché globalisé.

► Christian PRIGENT, Berlin sera peut-être un jour, La Ville brûle, mars 2015, 120 pages, 10 €, ISBN : 978-2-36012-059-8.

Ce soir à 20H, voyez Berlin de toutes les couleurs avec Christian Prigent et Cécile Wajsbrot !



jeudi 2 avril 2015

[Chronique] Voir la vie en rosse avec un moteur à craductions, par Fabrice Thumerel

"Grattez la langue, et vous verrez apparaître
l'espace et sa peau" (Khlebnikov, cité dans La Langue et ses monstres, P.O.L, 2014, p. 81).


Pour l'auteur d'Une erreur de la nature (1996), faire corps dans la langue présuppose de trouer le corpus, celui du déjà-dit, de cet intertexte infini dans lequel se meuvent les parlants, et cette langue faite corps a plus à voir avec Penthée qu'avec un quelconque panthéon - démembrée, donc. "200 conseils pour un carnaval" nous donne à voir/écouter les agents catalyseurs de ce démembrement (homophonies, à-peu-près, contrepèteries, etc.).
Côté craduction (néologisme de Pierre Le Pillouër : traduction crade parce que impropre, qui fait prévaloir les signifiants sur les signifiés), et non plus scription, n’en déplaise au Cercle des Universitaires Latinistes (C.U.L.), il s’agit rien moins que de subvertir les trop sages citations des pages roses du Larousse en faisant déraper la langue ; et dès qu'on fait tomber la ceinture de la langue, s'ouvrent "les doubles fonds du matériau verbal latin" (p. 60), de jouissifs abîmes – dans le même temps que les arcanes de la fiction…
Quelques exemples, extraits de quelques-unes des quatorze rubriques ("La Vie de famille", "La Vie amoureuse", La Vie religieuse", etc.) : "Vis comica / Pécher, c'est marrant" ; "Si vales valeo / Si tu avales, moi aussi" ; "Persona non grata / Plus personne à gratter" ; "Coram populo / Coran pour les nuls" ; "Motus proprio / Ne dites rien au propriétaire" ; "Deo gratias / Le déodorant est offert" ; "Modus operandi / On opère à prix modique" ; "Volens nolens / Au volant sois pas lent" ; "Cepi maxima imperia / L’empereur porte très bien le képi"… Les courts-circuits sont accentués par les séries : "Habemus papam : Papa boit sa mousse / L'abbé est ému : le voilà papa !"... "Tu quoque mi fili ! : Tout coquet, le fiston ! / T'es cocu, filou !"... "Si vis pacem, para bellum" : Si tu veux te pacser, fais-toi beau / Six vieilles peaux pour un bel homme / Six vis, pas de rabot : et boum !"...


À ceux qui trouvent futile et gratuit ce carnaval verbal, l'infernal trio rappelle que, pour les Modernes (de Rabelais à Verheggen, en passant par Molière, Hugo, Jarry, Brisset, Khlebnikov, Biély, Desnos, ou encore le Leiris de Glossaire, j'y serre mes gloses), rien de plus important que cette réinvention : du français classique au Français Médiatique Primaire (FMP / Prigent), l'épuration n'a que trop triomphé.
Ainsi, avec le moteur à craductions activé par Bruno Fern, Typhaine Garnier et Christian Prigent, laissez-vous aller à voir la vie en rosse...


Bruno Fern, Typhaine Garnier et Christian Prigent, PAGES ROSSES : craductions, Les Impressions Nouvelles, avril 2015, 96 pages, 9 €, ISBN : 978-2-87449-246-4. [Écouter la lecture de François Bon]


Lundi 13 Avril 2015 à 19H, Maison de la Poésie Paris : PAGES ROSSES : craductions.
Rencontre avec Bruno Fern, Typhaine Garnier & Christian Prigent. Avec la participation de Jean-Pierre Verheggen & de la comédienne Vanda Benes.

mercredi 21 janvier 2015

[Actualité] Nouvelles prigentiennes (premier trimestre 2015)





LECTURES PREMIER TRIMESTRE 2015


Christian Prigent au Théâtre Durance (04). Mercredi 27 Janvier, 19 h. Les Lauzières, 04160-Château-Arnoux / Saint-Auban. Lecture (avec Vanda Benes) & discussion. Contact : Théâtre Durance, 04 92 64 27 34

Christian Prigent à Lille. Lundi 09 Février, 20 h 30. « Les Causeries du Lundi ». Au cinéma l'Univers, 16 rue Georges Danton, 59000-Lille. Inscriptions & renseignements : causeries@acfcapa.fr

► Christian Prigent à Copenhague. Jeudi 12 Février 2015, 19 h. Lecture (avec Vanda Benes) et discussion. Festival «Game of Masks», Museum Rundetaarn, Kobmagergade 52 A, Copenhague (DK). Contacts : muradam@paradis.dk, 452 11 83 909.

Christian Prigent à Nantes. Samedi 07 Mars, 16 h 30. « Les Rencontres de Sophie ».
Au Lieu Unique, Scène Nationale, 2 Quai Ferdinand Favre, 44000 Nantes (02 40 12 14 34). 
Lecture & discussion. Contacts : philosophia.association@orange.fr

Christian Prigent à Saint-Brieuc. Mardi 10 Mars, 14 h 30. « Université du Temps Libre ». Cinéma LE CLUB, Bd Clémenceau, Saint-Brieuc. Contact : UTL 02 96 62 05 92



Deux nouvelles mises en ligne sur la page de l'éditeur consacrée aux entretiens et textes divers de Christian PRIGENT.


ENTRETIEN 
(2014) Une hérédité ravigotée
Les rapports à la littérature médiévale (la langue romane et le Cycle du Graal) dans le cycle romanesque Commencement, Une phrase pour ma mère, Grand-mère Quéquette, Demain je meurs, Les Enfances Chino.
Entretien avec Patricia Victorin, Perspectives médiévales (http: // peme.revue.org/7423), Janvier 2015.  
Patricia Victorin est professeur de littérature médiévale à l'Université de Montpellier.


ESSAI 
(2014) Sade au naturel
Sade et le « tout dire ».  La « différence non logique ». Littérature et philosophie.
Une version différente figure, sous le titre « A Monsieur de Sade », dans le volume collectif Lettres à Sade, Thierry Marchaisse éditeur, Paris, Octobre 2014.



jeudi 11 décembre 2014

[Actualité] Nouvelles prigentiennes, par Fabrice Thumerel

 
Christian Prigent lisant à Cerisy (photo de Marie-Hélène Dhénin)


* La mise en ligne de la collection intégrale des TXT est entreprise par José Lesueur sur son blog Cantos Propaganda : vous pouvez déjà découvrir les huit premiers numéros dans leur intégralité.

* Christian Prigent à Nantes. Le mardi 16 Décembre, 20 h 30.  Grand-mère Quéquette, Demain je
meurs, Les Enfances Chino. Lecture-rencontre organisée par le CAP (Culture, Art, Psychanalyse). Salle Vasse, 18 rue Colbert, 44000-Nantes. Contact : CAP Nantes, 06 10 28 64 88. 
< À la demande du CAP, voici mon embarquement pour Terra prigentia :

Pour Christian Prigent, la réalité n'est pas bandante, toujours recouverte d'oripeaux économiques, médiatiques, politiques ou artistiques, toujours occultée par des paravents idéologiques et culturels : écrire ne peut avoir trait à Éros qu'en déchirant les voiles, en biaisant les discours écrans.
Le poète, qu'il écrive en vers ou en prose, est un emmerdReur qui en a marre de positiver avec les pensées-Carrefour et qui rompt donc les amarres

avec le monde tel qu'il paraît, brise les -ismes, s'éloigne des isthmes qui le rattachent au plancher du terre à terre. Non pour embarquer vers l'Éther, mais pour viser l'inatteignable point zéro du réel : trouer les chromos, faire déraper les signifiants et les signifiés, et ainsi nous faire jouer/jouir de la langue et ses monstres...

Quels sont les monstres de la langue ? Qu'est-ce qui la rend monstrueuse ? Eros, Thanatos... l'impossible, l'innommable, la Chose, le Ça, la folie, le Rien, l'im-monde, le corps, l'âme, le Carnaval, la patmo...
Est monstrueuse toute langue qui excède la Langue, la débonde sans abonder dans son sens ; toute langue dans laquelle le "réel" vient trouer la "réalité", la dé-naturer. >

* Die Seele / L'âme, traduction de Christian Filips et Aurélie Maurin, Rough
books, Suisse, décembre 2014, 188 pages, 18 €, ISBN : 978-3-906050-20-1. [Commander]

Gageure, exercice de virtuose... toute traduction de ce type de texte intraduisible est incraduction. Exemple de la façon dont est rendu le jeu avec la langue :

ni dans l'a                                    kein zwischen lie
ni dans le ma                               kein zwischen sie
ni dans l'amas                              kein zwischen viele
ni dans l'amour                            kein zwischenliebe
 

* Début Avril, avec Bruno Fern et Typhaine Garnier, Christian Prigent publiera aux « Impressions nouvelles » (Bruxelles) un recueil de "craductions" bouffonnes de 280 sentences latines, avec postface historico-explicative (Hugo, Jarry, Verheggen, etc).

samedi 1 novembre 2014

[Actualité] Les automnales de Christian Prigent

Dans ces automnales, deux RV avec Christian Prigent (à Berlin et à Nantes) ; la mise en ligne de la collection TXT ; la prochaine parution d'un nouveau volume (La Langue et ses monstres, P.O.L, nouv. version).




Christian Prigent à Berlin. Le samedi 27 Novembre 2014, 20h. A propos de la traduction en allemand de L'Âme (POL, 2000), lecture et discussion. A «lettretage», Mehringdamm 61, D-10965-BERLIN. Contact : Katharina Deloglu, 0151-59 17 26 50. Voir http://comment.lettretage.de/category/christian-prigent

Christian Prigent à Nantes. Le mardi 16 Décembre, 20 h 30.  Grand-mère Quéquette, Demain je meurs, Les Enfances Chino. Lecture-rencontre organisée par le CAP (Culture, Art, Psychanalyse). Salle Vasse, 18 rue Colbert, 44000-Nantes. Contact : CAP Nantes, 06 10 28 64 88. 


* La mise en ligne de la collection intégrale des TXT est entreprise par José Lesueur sur son blog Cantos Propaganda : vous pouvez déjà découvrir les cinq premiers numéros dans leur intégralité.

* À paraître le 14 novembre : Christian Prigent, La Langue et ses monstres (nouvelle édition, P.O.L : 11 textes relus + 9 textes en plus).
La Langue et ses monstres est un recueil de vingt essais portant sur des écrivains de la « modernité ».
Les onze premiers figuraient dans l’édition princeps de l’ouvrage (chez Cadex, en 1989). Ils concernent d’abord quelques figures emblématiques du XXe siècle : Gertrude Stein, Burroughs, Cummings, Khlebnikov, Maïa­kovski ; puis des vivants remarquables apparus dans le dernier quart dudit siècle : Lucette Finas, Hubert Lucot, Claude Minière, Valère Novarina, Marcelin Pleynet, Jean-Pierre Verheggen.
Ces textes avaient été rédigés entre 1975 et 1988 dans le contexte des débats d’époque (la fin des avant-gardes historiques et l’effort de quelques-uns pour maintenir, envers et contre toute liquidation réac­tionnaire, l’exigence d’expérimentation littéraire). Tous ont été repris et corrigés dans l’intention d’en éliminer le plus crispé par les polémiques du temps et le plus marqué par un vocabulaire théorique daté. Le même objectif a conduit à éliminer pour cette réédition le préambule et le bilan de l’édition originale.
Les neuf essais suivants ont été composés entre 2005 et 2014 pour des revues, des préfaces, des actes de colloques. Tous ont été refondus pour la présente édition. Ils réfléchissent sur Jouve, Artaud, Ponge, Pasolini, Jude Stefan, Bernard Noël, Éric Clémens, Christophe Tarkos. De Jouve à Tarkos (1990) ils encadrent donc historiquement les onze textes qui précèdent. Du point de vue de la théorie littéraire et de l’analyse stylistique, ils tentent de réfléchir sur ce qui constitue, en dehors de toute préoccupation « avant-gardiste », un effort « moderne » d’invention écrite. Et ce jusqu’à l’apparition récente des textes de Christophe Tarkos, qui nous ont invités à repenser, une fois de plus, les causes et les effets de cet effort.
Ce livre n’est donc pas qu’une réédition mais, largement, un ouvrage nouveau. On y trouve des propositions sur les fameuses « grandes irrégularités de langage » (Georges Bataille) inventées par les poètes les plus déroutants du XXe siècle : les poétiques « anamorphosées » de Cummings ou de Bernard Noël, l’érotisme à la fois savant et énergumène de Pierre Jean Jouve ou de Jude Stefan, la « violangue » telle que la pratique un Jean-Pierre Verheggen, le « babil des classes dangereuses » réinventé par Valère ovarina, le « jeu de la voix hors des mots » dans les poèmes zaoum de Khlebnikov, les « glossolalies » façon Antonin Artaud, le « cut up » de William Burroughs, etc.
Mais, au delà, bien d’autres questions sont évo­quées : le rapport littérature/science/philosophie (chez Sade ou chez Clémens), le lien entre les choix stylistiques et les postures politiques (chez Maïa­kovski, Ponge ou Pasolini), l’articulation entre les monstrueuses reconfigurations verbales que pra­tiquent tous ces auteurs (ainsi Vélimir Khlebnikov ou Antonin Artaud), les crises subjectives dont elles sont l’effort de résolution et l’impact qu’elles rêvent envers et contre tout d’avoir sur le corps social qui en reçoit les coups.
Le pari est que ces questions ne sont pas, quoi qu’on en dise ici et là, de vieilles lunes. Mais des interrogations fondamentales. Fondamentales en tout cas pour les lecteurs qui ne se contentent pas de fables distrayantes, de sociologie romancée ou de suppléments « poétiques » à la rudesse des vies. Fondamentales pour ceux qui voient dans la litté­rature une expérience radicale de ce qui nous parle et nous assujettit. Une expérience qui n’a d’intérêt que si ses voix excentriques traversent les repré­sentations couramment admises pour composer de nouveaux accords avec le désir des hommes, leur angoisse, leur sensation d’un monde vivant.
Ceux dont parle La Langue et ses monstres ont relevé ce défi. L’auteur des essais qu’on trouve dans ce livre a d’abord tenté de se rendre plus clairs les effets que quelques oeuvres « monstrueuses » exerçaient sur lui. Cet effort a fait lever des questions : de quoi parlent ces oeuvres qui nous mènent « au bord de limites où toute compréhension se décompose » (Bataille) ? quel « réel » représentent-elles dans leurs étranges portées ? de quelle nature est la jouissance sidérée qu’elles provoquent en nous ? de quels outils dispo­sons-nous, et quels autres devons-nous forger pour en déchiffrer les intentions ? en quoi ce déchiffrement peut-il nous aider à mieux évaluer ce dont on parle en fait quand on parle de littérature (l’ancienne comme la moderne et aussi bien la plus contemporaine).

dimanche 12 octobre 2014

[Chronique] Six jours autour de Christian Prigent à Cerisy (1/6)

L'appel traditionnel de la cloche cerisyenne : le colloque peut commencer...



Tandis que, en cet automne, les participants au colloque "Christian Prigent : trou(v)er sa langue" - qui s'est déroulé à Cerisy du lundi 30 juin au lundi 7 juillet 2014 - sont en train de peaufiner leur travail pour une publication des Actes fixée au premier trimestre 2016, voici, en présentations, vidéos, audios et photos, un aperçu précis de ce qui a eu lieu (six posts pour six jours pleins).


© Photos : Françoise Bauduin, Vanda Benes, Mélanie Blondel, Marie-Hélène Dhénin, Typhaine Garnier, Bénédicte Gorrillot, Ginette Lavigne, Fabrice Thumerel et Justine Urru.
* Vidéos : postées sur Daily motion par Vanda Benes, directrice de La Belle Inutile.
* Audios : service technique du centre de Cerisy-la-Salle.

N.B. : photos insolites sur le blog de Françoise Bauduin, Lieux-dits ; reportage photo et vidéos sur le blog La Belle Inutile.

MARDI 1er juillet 2014

Ouverture du colloque

Bénédicte GORRILLOT, "Histoire d'un colloque : pourquoi plutôt la langue ?" [écouter]

Fenêtre ouverte : vues sur PRIGENT...

Séance 1 - Le réelisme de Christian Prigent

* La Voix de Christian Prigent : "Ce que m'a dit l'ange", Une phrase pour ma mère.



Lecture de l'auteur, avant la première conférence (F. Thumerel)

* Fabrice THUMEREL, « Réel : point Prigent. (Le réalisme critique dans la "matière de Bretagne") »

Dans la première version de L'Incontenable (P.O.L, 2004), intitulée Réel : point zéro (Weidler Buchverlag, Berlin, 2001), Christian Prigent formule cette définition qui a fait date: "J'appelle 'poésie' la symbolisation paradoxale d'un trou. Ce trou, je le nomme 'réel'. Réel s'entend ici au sens lacanien : ce qui commence 'là où le sens s'arrête'. La 'poésie' tâche à désigner le réel comme trou dans le corps constitué des langues". Et de compléter cette conception négative du travail poétique entendu au sens large du terme, c'est-à-dire par delà les frontières entre les genres institués : "la poésie vise le réel en tant qu'absent de tout bouquin. Ou : le réel en tant que point zéro du calcul formel qui fait texte" (p. 11). En milieu prigentien, ce réel-point zéro qui constitue le point d'asymptote de la poésie et de la référentialité a pour nom Dieu, Nature ou corps : innommable, le réel n'existe qu'en langue (réel-en-langue) ; inatteignable, ce point zéro rend paradoxal tout réalisme - l'objectif visé se dérobant sans cesse (et c'est ce ratage même qui constitue l'écriture). Il s'agira ici d'étudier la façon dont l'ôteur, dans les fictions ressortissant à la "matière de Bretagne" (Commencement, Une phrase pour ma mère, Grand-mère Quéquette, Demain je meurs et Les Enfances Chino), dépasse l'antinomie entre formalisme et expressionnisme pour aboutir à un réalisme critique qui consiste à ne pas prétendre appréhender directement la réalité sociale ou l’expérience humaine, mais à la viser obliquement ; la façon dont il troue les discours pour trouver une langtourloupe faite de phrasés scriptosensoriels et de dérapés carnavalesques. /FT/

- La discussion a porté sur les dimensions dialectique, mathématique et physique du zéro ; sur l'équilibre des contraires dans cette écriture ; la dialectique entre dérobade et recommencement, sublime et trivial...


Avec le sourire, les secrétaires sont en place : Justine Urru et Mélanie Blondel.

Séance 2 - La langue de la division : torsions, excès

* La voix de Christian Prigent : "L'Écriture, ça crispe le mou", in Commencement ; "104 slogans".

* Chantal LAPEYRE-DESMAISON : Ratages et merveilles : le geste baroque de Christian Prigent

Ratage et réussite, grâce et laideur sont des termes difficiles à manier 
quand on parle de littérature (Christian Prigent, Ne me faites pas dire ce que je n'écris pas
Entretiens avec Hervé Castanet, Cadex, 2004, p. 125).

"Le réel n’est pas pour lui ce qu’on figure - mais ce qui défigure", écrit Christian Prigent à propos de Daniel Dezeuze, dans Rien qui porte un nom. De cette défiguration toute son œuvre porte trace ; cette communication vise à en suivre la manifestation dans deux textes inclassables et une fiction, liés par un souci commun de dire le réel de l’amour et du sexuel : "Roue, roue voilée, roue en huit", paru dans Figures du baroque (Jean-Marie Benoist dir., PUF, 1983), Deux Dames au bain avec portrait du donateur (L'Un dans l'Autre, 1984), et dans la fiction Le Professeur (Al dante, 1999). Les deux premières œuvres sont présentées explicitement comme des ratages par Christian Prigent, nés du nécessaire affrontement à deux impossibles (comme deux visages du même), incessamment convoqués dans l’œuvre du poète: l’impossible à voir - que reconduit la peinture - et l’impossible à dire - au cœur de la création littéraire. Cette expérience singulière confère aux œuvres, aux genres, aux "postures d’énonciation" qui acceptent d’en témoigner une étrange torsion. La confrontation, pleinement assumée comme telle, à l’irreprésentable du représenté, à l’indicible du dire, le réel, à la fois cause et objet, seraient-ils les noms du baroque aujourd’hui, permettant de repenser ainsi ce concept au-delà de toutes les querelles historiennes et esthétiques qui l’ont révoqué en doute ? /CLD/

- Suite à cette communication qui se voulait un dialogue avec Hervé Castanet - malheureusement absent -, les débats se sont concentrés sur le réel comme infini déploiement du ratage verbal, l'art du ratage, l'économie de la jouissance, les liens entre les deux textes retenus de Prigent...

Séance 2 : à droite de la présidente de séance Bénédicte Gorrillot, Chantal Lapeyre et Dominique Brancher.


* Dominique BRANCHER : Dégeler Rabelais. Mouches à viande, mouches à langue dans l'œuvre de Christian Prigent

Il s’agira de lire Prigent à travers Rabelais et Rabelais à travers Prigent, faisant à chacun porter le masque de l’autre pour les faire dialoguer sur une scène carnavalesque où le masque peut se faire braguette, "outre la grandeur naturelle [de leurs pièces]" (Montaigne), ou toque magistrale. Car chez l’un comme chez l’autre "le savoir le plus poussé" côtoie la "trivialité [la plus] obscène" (Ceux qui merdRent) : il faut autant y saisir ce que le badinage comporte de gravité qu’y lire à "plus bas sens" la jactance spiritualiste. On peut hésiter cependant sur la nature du masque prigentien - s’agit-il du discours tenu sur Rabelais, figure iconique d’une pratique excessive de la langue qui désigne comme innommable le réel qui l’excède ? Ou s’agit-il d’une pratique d’écriture, souvent qualifiée de rabelaisienne par la critique, alors même que Prigent entretient avec Rabelais une relation d’ordre essentiellement "fantasmatique", selon son propre terme ? Il affirme en effet l’avoir très peu lu, sort réservé aux auteurs qui lui plaisent "trop" (Une erreur de la nature). Ne pas lire, dans la perspective prigentienne, c’est peut-être lire en creux un texte pour ce qu’il n’arrive pas à dire et qu’il désigne comme son impossible, c’est pratiquer une lecture excessive, outre-texte, parfois médiatisée par d’autres regards critiques. Ainsi le Rabelais de Prigent a-t-il d’abord été celui de Bakhtine. On s’intéressera à la résurrection de Rabelais par Prigent et au déplacement de Prigent sous la poussée rabelaisienne, entre mémoire, fantasme et invention. On envisagera ce trouble sous le double aspect du parler caca et du parler cochon./DB/

- Dans la discussion, ont été abordés le rapport entre saturation baroque et saturation carnavalesque ; la rhétorique du circum ; les rapprochements possibles entre mouches à viande / à langue et la mouche du coche (Maupassant), le rimbaldien bourdonnement farouche...

Soirée - Lecture de Christian Prigent (écouter)

samedi 12 juillet 2014

[Chronique] Autour de Christian Prigent à Cerisy, par Fabrice Thumerel


Christian Prigent : trou(v)er sa langue

(colloque de Cerisy organisé par Bénédicte Gorrillot, 

Sylvain Santi et Fabrice Thumerel)

Photos : tous droits réservés à leurs auteurs (F. Thumerel et B. Gorrillot) ; photos officielles (en noir & blanc).


C. Prigent, J.-P. Verheggen et A. Frontier
Autour de Christian Prigent, pour de vrai. Pas d'une icône. Nulle statue de bronze ni de cire, nulle sanctification (Saint-Bouche ? Saint-Trou ? Saint-Broc ? Saint-Troc ? Saint-Froc ? Saint-Chie ? Saint-Chiot ? Saint-Chino ? Saint-Coco ? Saint-Zoo ? Saint-Zozo ? Saint-Zigoto ? Saint-Glotte ? Saint-Crotte ? Saint-Orœil ? Saint-TXT ? Saint-Raté ? Saint-Dérapé ? Saint-Dératé ? Saint-Excès ? Saint-Nié ? Saint-Délié ? Saint-Eros ? Saint-Tas d'nonos ? Saint-Ubu ? Saint-Tordu ? Saint-Catastrophe ? Saint-Carnaval ? Saint-Sens-du-Non-Sens ?). Une relation, pour de vrai : un groupe uni dans l'agir communicationnel, une communauté ouverte (dans l'espace et sur l'avenir).

Vanda Benes, Anne-Sophie Miccio et Typhaine Garnier
Entouré de quelques amis du groupe TXT (Philippe Boutibonnes, Éric Clémens, Alain Frontier et Jean-Pierre Verheggen), d'artistes divers (acteurs, peintres, cinéastes, musiciens) et de dizaines de lettrés et d'universitaires, Christian Prigent s'est investi avec une rare énergie sans chercher à occuper une intenable position auctoriale : sa voix a résonné au cours de ses lectures (soirée inaugurale et ouverture de chaque séance), mais aussi à l'occasion du film signé Ginette Lavigne ( La Belle Journée, 2010), de la soirée poétique à laquelle il a invité trois poètes de la génération suivante (Abbaye d'Ardenne / IMEC : Bruno Fern, Christophe Manon et Sylvain Courtoux), des performances exceptionnelles données par Vanda Benes et Jean-Marc Bourg (Peep-Show pour la première et "Comment se dit Commencement" pour le second), et enfin du récital offert par Vanda Benes et Typhaine Garnier ("Les Chansons du Lapin Rouge", composées par Jean-Christophe Marti sur des textes de Christian Prigent).


Le premier colloque international entièrement consacré à l'œuvre d'un écrivain désormais reconnu comme un classique de la modernité, "Christian Prigent : trou(v)er sa langue", avait pour objectif de faire le point sur quarante-cinq ans d'activité protéiforme : le directeur de TXT (1969-1993), qui n'a jamais cessé de s'intéresser à l'univers des revues, s'est en effet illustré dans tous les domaines (poésie, essai, roman, théâtre, entretien, traduction, chronique journalistique, lecture de ses textes) - dont il a su déplacer les frontières, les marquant ainsi de son empreinte. La problématique retenue était une invitation à réfléchir non seulement sur la langue de l'auteur (lalangue) et son rapport aux langues comme à la Bibliothèque, mais encore sur la fatalité de toute langue (comment en sortir ? surtout pas par la langue...) et sur la nécessité pour l'écrivain de trouer les discours dominants afin de trouver sa langue.
Schéma de Philippe Boutibonnes


Le premier fait remarquable est la variété des approches (poétique, intertextuelle, érudite, psychanalytique, linguistique, philosophique, historique, sociologique, politique...), qui a permis de déborder un premier espace de réception orienté par l'auteur (avant-gardes et modernité négative, revue TXT, lectures lacanienne et carnavalesque orthodoxes) et d'aborder aussi bien la réception journalistique de l'œuvre que la nouvelle donne introduite en 2012 par le premier dépôt d'archives (la présentation du fonds Prigent à l'IMEC - Institut Mémoires de l'Edition Contemporaine - a été menée par Yoann Thommerel et Typhaine Garnier).
L'auteur et les organisateurs
On notera également que le spectre entier de l'œuvre a été couvert, des premiers (Power / powder, 1977 ; Œuf-glotte, 1979 ; Voilà les sexes, 1981 ; Peep-Show, 1984 ; Deux dames au bain, 1984) aux derniers textes de poésie (Météo des plages, 2010 ; La Vie moderne, 2012), des nombreux essais et entretiens aux fictions de la "matière de Bretagne" (Commencement, 1989 ; Une phrase pour ma mère, 1996 ; Grand-mère Quéquette, 2003 ; Demain je meurs, 2007 ; Les Enfances Chino, 2013).
Enfin, le dialogue avec les autres écrivains présents a été particulièrement fécond : le drôle et émouvant Jean-Pierre Verheggen a lu une petite partie des lettres qu'il a reçues de son vieil ami ; Jean-Claude Pinson a décentré la perspective vers la poéthique ; Jean-Pierre Bobillot vers la mediopoétique ; Nathalie Quintane vers le dialogue entre modernité et postmodernité ; David Christoffel vers le kitch... Les autres décentrements ont été favorisés par des débats animés entre tel ou tel acteur historique et les exégètes d'aujourd'hui, et autour de l'antinomie moderne / antimoderne, des pratiques du montage...

Pour toutes ces raisons, ce colloque constitue sans aucun doute un tournant dans les études prigentiennes.